413 - Une herméneutique de la légende de l’homme à la cervelle d’or
N. Lygeros
Sans être nécessairement des lecteurs de journaux à sensations, nous connaissons tous l’importance de l’image sur le plan médiologique. Aussi, en cette période de découverte – uniquement sociale mais découverte tout de même – du phénomène de surdouement il ne faut pas s’étonner de l’utilisation de “l’Albatros” de Charles Baudelaire pour une représentation du surdoué avec la citation d’un vers désormais connu pour caractériser dans le monde de la douance le phénomène de dyssynchronie : “ses ailes de géant l’empêche de marcher”. Cette utilisation n’est guère surprenante et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, le surdouement est pour ainsi dire un phénomène de masse puisqu’il atteint pour la psychologie française 5 % de la population (pour une estimation moins consensuelle, on se reportera à des travaux plus récents et en particulier à notre article “M-Classification”). En second lieu, pour un domaine marginal, il est toujours important d’avoir des lettres de noblesse afin de transposer la marginalité en rareté (processus largement exploité dans le domaine culturel français). Ainsi l’utilisation de la littérature et surtout de la poésie est un choix idéal. Enfin l’image elle-même est relativement neutre pour ne pas choquer une société largement conservatrice dans ce domaine. En guise de conclusion, n’oublions pas qu’il s’agit d’un véritable détournement de la pensée de Baudelaire puisque celui-ci utilisait l’image de l’albatros pour un tout autre but à savoir la représentation du poète.
Dans ce cadre, quid du génie ? Bien sûr n’étant pas un phénomène social, il ne représente que peu d’intérêt pour la masse et les médias. Aussi la recherche d’une image dans la littérature est on ne peut plus superfétatoire. Pourtant cette image existe et elle n’a rien d’artificiel puisque c’est précisément à l’activité mentale que pensait Alphonse Daudet en écrivant cette nouvelle peu connue des “Lettres de mon moulin” : “La légende de l’homme à la cervelle d’or”. Contrairement à l’approche précédente notre but est avant tout de faire connaître cette oeuvre et son sujet. Il ne s’agit pas pour nous de l’exploiter mais d’en donner une herméneutique. Si notre article parvient à convaincre notre lectorat de lire cette courte nouvelle, il aura pleinement atteint son but.
Dans un premier temps afin d’être le plus neutre possible, même si le choix du texte est déjà une violation de cette prétendue neutralité, nous allons tenter d’extraire des phrases caractéristiques :
– Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or.
– Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était laide et son crâne démesuré.
– […] c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent.
– On le crut mort ; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds.
– La chose fut tenue secrète, le pauvre petit lui-même ne se douta de rien.
– Alors le petit avait grand-peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre…
– A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don mystérieux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or.
– L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même, il s’arracha du crâne un morceau d’or massif.
– Puis, tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor.
– Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret.
– A quelque temps de là, l’homme à la cervelle d’or devint amoureux, et cette fois tout fut fini…
– Elle avait tous les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu’au bout le triste secret de sa fortune.
– Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocemment.
– Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine quelques parcelles aux parois du crâne.
– Alors on le vit s’en aller dans les rues, l’air égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme ivre.
Comme notre but n’est pas de dramatiser le récit de cette oeuvre, nous ne donnerons que la conclusion d’Alphonse Daudet.
Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre… Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre de leur cerveau, et paient en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C’est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont las de souffrir…
Avec cela, il est difficile de contester le fait qu’Alphonse Daudet ne parle pas sciemment du problème de l’intelligence et de la différence qui la caractérise. Cependant, il n’y fait pas référence comme nous en avons l’habitude dans la presse et la masse. Il n’identifie pas le génie à une sorte de machine inhumaine, dotée d’une logique aussi implacable que froide. Au contraire, il en parle à travers les relations humaines avec la famille, l’amitié et l’amour. Quant à l’élément tragique, il semble prédéterminé, comme si le don était subi. Et il montre comment la combinaison de la société consommatrice d’hommes et la nature altruistique du génie, conduit inexorablement ce dernier à sa perte.