45 - Analyse de : Invitation à la philosophie des sciences
N. Lygeros
philosophie des sciences
de Bruno Jarrosson
Tout d’abord je tiens à signaler au lecteur que ce livre, malgré son titre, traite essentiellement d’histoire des sciences et qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage technique ; d’ailleurs l’abondance de textes de vulgarisation dans la bibliographie confirme ce point de vue. (La référence : La disparition de Majorana répond en partie à une question qu’avait posée la rédaction dans le vol.1 n°6 p4)
Même si ce texte s’adressait initialement à des ingénieurs, il y a un intérêt certain à le lire. Bien évidemment, étant donné le sujet, il s’agit là d’un survol (de l’aveu de l’auteur lui-même) d’une recherche en largeur comme diraient certains. Néanmoins ce livre a le mérite d’exister, malgré les imperfections.
L’honnêteté intellectuelle est largement présente dans l’introduction – ainsi que dans le reste du livre d’ailleurs – mais il s’agit d’un philosophe, il ne faut donc pas y attacher trop grande importance car la plupart du temps les philosophes sont franchement de mauvaise foi, mais cela représente sans doute la meilleure façon de faire si l’on souhaite “partir où personne ne part” !
Malgré d’assez nombreux renvois entre les chapitres, cet ouvrage est composé de six parties quasi-autonomes. Mais comment pourrait-on blâmer l’auteur puisque ce sont les sciences qui imposent cette lecture. C’est pour cette même raison – et aussi parce que je ne suis pas une machine parallèle ! – que je vais les analyser une par une.
Première partie : Croquis de la science, des grecs à nos jours. Dès le début l’auteur touche de sa plume deux fois la vérité ; tout d’abord avec : “les grecs font preuve d’une curiosité inédite, ils veulent comprendre et expliquer la nature qu’ils observent. Ils questionnent le monde et prétendent répondre aux qestions” et ensuite “La vérité nous est cachée, elle n’est pas révélée et doit être conquise. L’idée de révélation, si importante dans le monde chrétien, est étrangère au monde grec”. Et n’oublie pas de parler de l’homme : “Figure emblématique de ce temps, Socrate questionne inlassablement ses contemporains pour s’approcher de la vérité”. Par contre, peut-être, pour être original, l’auteur ne peut s’empêcher de dire une ineptie en ce qui concerne le bas moyen-âge, il faut dire qu’à cette époque il faisait si noir qu’il est difficile de voir où s’est cachée la science pendant des siècles. Il est certain qu’il ne s’est jamais trouvé devant le problème de ne pas pouvoir fournir un sujet scientifique digne de ce nom à des étudiants spécialisés dans cette époque !
Deuxième partie : Les mathématiques et les modèles. C’est sans doute la partie la plus faible de ce livre. On y trouve tout de même la célèbre démonstration de l’irrationnalité de racine de deux. Mais par exemple l’hypothèse du continu est racontée, non méditée. Les exposés du paradoxe de Russel et celui de Richard présentent un peu plus d’intérêt mais sont faiblement exploités et ainsi le passage sur l’autoréférence n’apporte rien de nouveau. De plus l’exemple du jeu d’échecs est particulièrement mal choisi pour comparer l’intelligence humaine avec “l’artificielle” – qui de toute façon n’existe toujours pas – puisque ce n’est pas un problème d’intelligence mais de taille de l’arbre des possibilités et donc d’horizon (voir QE1.3.2 et éléments de réponse vol.1 n°4 p.24) où l’homme et l’ordinateur sont tout autant démunis. Néanmoins on a droit en final à cette phrase remarquable : “La raison ne peut donc servir à établir des vérités définitives qui rendraient inutile la raison.”
Troisième partie : Le mouvement mécanique et astronomie. C’est la partie la mieux conçue de l’ouvrage. Elle retrace avec enthousiasme et précision l’évolution de notre conception de l’Univers, relativise certaines de nos idées reçues (sur Copernic par exemple), essaye de connaître l’histoire à partir des légendes (sur Galilée entre autre), analyse la méthodologie développée par Descartes, dément nos évidences en matière de gravitation et introduit une intéressante mise au point en ce qui concerne les théories d’Einstein. L’exposé des expériences de pensée de ce dernier sont d’une grande clarté. Mais c’est sans conteste au passage du “vide” que revient la palme du brio !
Quatrième partie : La physique quantique. C’est à partir de ce moment-là que l’auteur entre réellement dans le domaine de l’épistémologie. Il est dommage que l’on commence par une erreur mais il en est ainsi : les inégalités d’Heisenberg annoncées sont erronées (voir la discussion dans analyse vol.3 n°1 p.9-10). Comme il se doit on y trouve exposé le paradoxe (qui joue encore de nos jours un rôle fondamental) ainsi que le chat de Schrödinger. En ce qui concerne la présentation des différentes positions philosophiques adoptées par les scientifiques : le réalisme fort ou faible et le positivisme instrumentaliste ou idéaliste, l’auteur n’a rien à envier aux spécialistes. Quant à la discussion qui suit c’est un petit bijou de la dialectique. Par contre le combat épistémologique entre Einstein et Heisenberg est mal maîtrisé, mais il faut qu’il s’agisse de géants : alors ?
Cinquième partie : La notion de modèle en science. Alors que tout le monde sait pertinemment que la contribution de Kant est sinon nuisible du moins nulle, les auteurs s’obstinent à le citer pour ensuite l’attaquer ! Par contre et quasi-curieusement Popper en prend plein la figure ! Il est vrai qu’il n’a pas raconté que des choses incontestables, mais tout de même ! En fait, j’ironise, car la critique de l’auteur est entièrement justifiée et les travaux de Kuhn, Lakatos et Feyerabend n’y sont pas pour rien ; d’ailleurs l’auteur expose clairement le rôle fondamental de cette triade dont les critiques sont de plus en plus profondes. Elles concernent en premier lieu les scientifiques (le social), ensuite la science (l’intrinsèque) et enfin la méthode de la science (l’idée). (Signalons que dans la partie : Modèle, paradigme et connaissance, plus précisément dans le passage sur le jeu de la vie de Conway, il manque une étape dans la figure 10.2)
Sixième partie : L’information et le temps. Malgré l’intéressante référence à la Bibliothèque de Babel de Borges, malgré la perspicacité des propos sur les jeunes chercheurs, malgré le temps de Poincaré et celui de Lyapunov, l’auteur a raison lorsqu’il dit qu’il aurait pu taire son approche personnelle du temps.
Pour finir je voudrais dire que cet ouvrage mérite d’être lu parce qu’il dénonce des idées toutes faites qui sont nuisibles à la science et surtout parce qu’il nous fait comprendre que la science avance non pas en raison de sa force mais grâce à la conscience par certains de ses faiblesses !