4784 - Sur le livre et la main

N. Lygeros

Dans la culture du peuple de la diaspora, le livre est essentiel. Cette caractéristique n’est en réalité pas dépendante de la diaspora. L’attachement de la main au livre constitue parfois une cible pour la barbarie. Il n’est pas surprenant à ce titre de constater que des peuples du livre ont été victimes du génocide. Le livre en tant qu’objet montre l’appartenance à l’humanité car la société correspond plus au quotidien, c’est-à-dire le journal. Le livre est un objet qui s’attache au temps, en d’autres termes, au passé et au futur. Alors que le journal ne dépend que du jour. C’est ainsi que nous voyons l’opposition temporelle. La barbarie s’adapte facilement au présent mais difficilement au temps. Aussi le livre représente une résistance naturelle pour elle. Et dans le cas d’une attaque, celui-ci devient un symbole de résistance. Voilà pourquoi la barbarie lorsqu’elle s’empare du pouvoir n’hésite pas à ordonner l’autodafé. Brûler un livre constitue un acte barbare en soi, mais il ne s’agit pas seulement de cela. En effet, le but est au-delà de la catastrophe de l’objet. La barbarie ne veut laisser aucune trace. Pour cela elle doit détruire la pensée et effacer la mémoire. Et le livre représente un lieu où existent la mémoire et la pensée. La pensée des morts devient, à travers le livre, la mémoire des vivants. Aussi le livre représente un danger pour la barbarie car il est capable non seulement de l’accuser mais aussi de la condamner à travers son témoignage. La barbarie ne peut se contenter de détruire le livre, elle doit faire de même avec la main qui le tient et surtout la main qui l’écrit. Ainsi à travers le livre, l’écrivain devient lui aussi une cible. Cela prouve combien son œuvre est importante puisqu’elle a aussi des conséquences sur sa propre vie. Cela permet aussi de mettre en évidence le fait qu’un écrivain qui n’écrit pas n’est pas un homme dans le sens où il abandonne le lien qui le relie à l’humanité. Et c’est justement ce lien que la barbarie veut tenter de mettre à mal à travers son crime. Car pour elle, écrire est un crime puisque cela correspond à une transcription du temps. Or pour la barbarie comme pour la société, seul le présent compte car elle désirerait qu’il acquière un statut immortel. Écrire pour l’avenir, cela revient à parler du passé et donc accepter le passage du temps. Alors que ce dernier ne doit pas exister dans un cadre immortel. De cette manière, le génocide représente, philosophiquement parlant, la volonté de tuer le temps. Car la mort de l’histoire ne suffit pas. En effet,un autre homme, malgré l’interdiction de la société barbare peut écrire à nouveau et créer l’histoire. Tandis que l’effacement du temps et l’immortalité du présent mettent à mal l’idée même d’écrire. Elle perd son sens, sa fonction et son essence. Voilà pourquoi la destruction des hommes de l’écriture est aussi importante pour la barbarie. L’écrit est une trace or le génocide n’en est aucune. Sinon le présent aurait un commencement et se définirait après le passé. Ceci est inconcevable dans un système qui se veut la représentation de tout. Rien d’autre ne doit exister en dehors du système. Les Arméniens sont allés à l’encontre de cette réalité. Et s’ils ont été victimes du génocide, c’est preuve qu’ils appartiennent à l’humanité à travers le livre et la main.