4905 - Sur le paysage dans un arbre

N. Lygeros

Combien de temps passons-nous devant un arbre ? Combien de fois le caressons-nous assez ? Il est pourtant droit et ne fait de mal à personne. Il se contente de peu de place dans l’espace car il vit dans le temps. Immobile dans son voyage temporel, il trace sa route sur son tronc. C’est là que se trouve le paysage vertical que nous découvrons avec peine. Nous ne sommes pas à l’aise dans cette verticalité et nous discernons avec difficulté les détails si importants du paysage. Alors pourquoi ne pas nous pencher sur la question et étudier en profondeur le récit du silence. Car sur le tronc se trouve une partition. Cet arbre est un instrument de musique. Le vent le sait bien et le doudouk aussi. Alors pourquoi pas nous ? D’où provient notre insensibilité ? Pourquoi tout ce monde demeure t-il inconnu ? Est-ce un problème de culture ou de volonté personnelle ? L’arménité ressemble à ce paysage dans un arbre. La plupart d’entre nous n’aperçoivent pas cette réalité. Nous sommes persuadés d’être déjà ce que nous ne pouvons que devenir. Car il ne suffit pas de naître pour être. Il faut aussi mourir pour devenir. À l’instar d’un arbre qui devient livre. Dans notre empressement à vivre nous ne parvenons qu’à mourir sans vivre. Nous désirons ne pas perdre de temps même si nous ne savons quoi en faire. Nous avons l’appât du gain sans comprendre quelle partition nous jouons. Alors que nous vivons une existence vide de sens, nous nous désintéressons de tout. Nous ne lisons plus car notre intérêt s’estompe dans les pages. Nous ne sommes plus capables de fournir un effort car nous n’avons plus rien à faire. Et pourtant les arbres continuent à pousser. Et pourtant les livres tournent toujours les pages. Nous nous donnons l’impression d’agir mais nous ne remuons que le néant. Et cette existence vide de sens est en parfaite harmonie avec la recherche du bonheur social. Nous nous comparons à d’autres peuples sans réaliser que nous avons déjà subi un génocide. Nous nous croyons immortels car nous avons connu la mort, même si nous n’avons pas encore connu la vie. Et puis nous adorons donner des leçons sur des cours que nous n’avons jamais suivis. Nous transformons nos échecs en expérience afin de parler pour ne rien dire. Ensuite nous nous plaignons que la nouvelle génération ne connaisse rien sur notre histoire alors que nous sommes incapables de l’écrire. En réalité, nous nous en voulons d’être nous mêmes, aussi nous accusons les générations qui suivent. Il nous faut cependant comprendre à travers l’arbre de l’arménité que sans efforts, notre peuple est condamné à disparaître. Car le génocide n’était qu’une étape. Le génocide de la mémoire continue à œuvrer grâce à notre inertie. Faudra-t-il que la barbarie parvienne à décapiter l’humanité pour que nous découvrions enfin que tout ce temps, nous n’avons rien fait pour changer notre avenir. Le paysage dans un arbre existe et il attend notre action pour vivre. La difficulté est dans le premier geste, la caresse du temps.