5457 - Sur les ombres humaines

N. Lygeros

Lorsque tout un pays s’enfonce dans l’oubli, il est difficile de concevoir l’existence des ombres humaines. Il faut dire que le génocide n’est pour certains, qu’un problème de conventions bilatérales ou pire encore un simple article dans un futur protocole. Car pour eux, tout est négociable. Il faut bien vivre et cesser de ressasser le passé, disent-ils. Chez ces gens-là, la mémoire est une denrée périssable, une illusion perdue qui n’a pas de sens désormais. L’essentiel, c’est l’avenir, disent-ils. D’autres, sous prétexte d’avoir été des héros dans le passé, n’hésitent pas à devenir des traîtres afin de prétendre qu’ils sauvent le futur. Et grâce à eux, le vocabulaire se simplifie. La collaboration n’est qu’une convention, la convention, un compromis nécessaire et le compromis, une simple négociation. Dans ce monde simpliste, le Candide de Voltaire aurait été un érudit tandis que Socrate serait devenu un philosophe de l’absurde. Cependant les ombres humaines existent à l’instar des dragons d’antan. Et même si nous piétinons leur mémoire, elles ne cessent de nous montrer la lumière à travers leurs actions du passé. Les victimes du génocide ne sont pas les seules victimes. En effet, nous oublions leurs enfants qui n’ont pas pu naître, qui n’ont pas pu devenir des hommes et des femmes capables de procréer à leur tour pour peupler le pays des pierres et des lettres de fer. Cela, bien sûr, arrange une certaine diplomatie qui se contente de considérer les problèmes comme des chaînes de Markov ou des distributions sans queue. Ils ne réalisent pas que nous savons et que leur impertinence n’a d’égale que leur ignorance. Notre problème n’est pas le siège de l’état mais l’état de siège. Quant à la diaspora, elle n’est coupable de rien uniquement lorsqu’elle intervient pour éviter le crime de la mémoire. Si elle se contente d’accepter une situation mentalement intolérable, c’est qu’elle est sénile ou débile, aucun autre choix n’est permis dans ces circonstances. Les enjeux sont bien trop grands pour nous contenter de les examiner à travers des querelles partisanes de la médiocrité et du misérabilisme. Les petits pays, même s’ils ont une grande histoire, ne peuvent se permettre cela, sinon ils finissent d’exister car ils sont emportés par l’oubli des sociétés de l’indifférence. Les ombres humaines sont présentes dans notre esprit à l’instar des cellules grises dans notre cerveau. Ce sont elles qui donnent un sens à nos actes. Car, que nous l’acceptions ou non, le peuple arménien n’est pas un peuple de victimes comme l’aurait voulu la barbarie turque mais un peuple de survivants qui ne cesse de montrer à l’humanité tout entière que les survivants ont un avenir et que cet avenir provient du don de l’intelligence. Telle est la vision des ombres humaines.