65 - La grécité de la Thrace : histoire, civilisation et traditions
N. Lygeros
Artisanat traditionnel
L’artisanat en Thrace est marqué par la tradition du tissage et de la broderie pratiqués dans les bourgs et les villages pour les besoins de la vie quotidienne. Les matières premières se trouvent en abondance dans la région : laine, soie, coton et lin. Bon nombre de termes, mots et expressions employés pour le tissage ont encore aujourd’hui la même signification que dans l’antiquité et à l’époque byzantine. Ce fait démontre l’ancienneté de la tradition dans cette région. Le tissage en Thrace, au cours de deux derniers siècles, a été de haut niveau.
Pendant l’occupation turque, la population, bien qu’assujettie, y était économiquement et culturellement plus évoluée et plus florissante. Le commerce, avec l’organisation des corporations de production, était sa grande force. La langue grecque dominait, la classe cultivée et les artistes contribuaient au développement de la vie culturelle et sociale. Les artisans et commerçants créaient des églises et des écoles.
Au début du XXe siècle, ces corporations ont subi les mésaventures nationales de la Thrace. Après les persécutions bulgares, les grands centres de tissage tel que ΦΙΛΙΠΠΟΥΠΟΛΗ ont disparu, et les corporations ont été anéanties. La même chose est arrivée pour le coton, le lin et la soie à la suite des nouvelles frontières imposées à la Grèce.
Aujourd’hui où l’évolution rapide de la technique a modifié le rythme de la vie, le costume traditionnel a perdu sa fonction pratique, il est devenu un objet de musée. Malgré tout l’on constate un peu partout un effort pour valoriser et faire revivre les thèmes décoratifs traditionnels. La broderie et les ouvrages tissés s’adaptent aux besoins de la vie quotidienne.
Sacrifices païens
Tout au long de l’histoire byzantine et moderne le haut clergé essaya par tous les moyens d’empêcher des rites qui ne lui paraissent pas très orthodoxes. Les sacrifices étaient en tête de liste des interdits. Mais d’une manière ou d’une autre, sous un prétexte quelconque, ou à cause d’une légende inventée a posteriori , l’on a jamais cessé dans les campagnes grecques d’immoler des animaux en l’honneur d’un saint. C’est en ce sens que l’on peut dire que la notion de grécité est antérieure à l’orthodoxie, car elle est directement dépendante de nos origines.
Dans les régions agricoles de Thrace, à la saison de l’accouplement des chevaux, a lieu une fête destinée à favoriser leur fécondité. C’est grâce à ΑΓΙΟΣ ΧΑΡΑΛΑΜΠΟΣ , le protecteur des agriculteurs, que les poulains vont se multiplier et que les récoltes seront riches. Pour que le saint accorde la prospérité, on lui sacrifie un grand veau. La victime sera conduite dans les rues du village aux sons de la marche du sacrifice. Chacun pourra accrocher une offrande sur la bête sacrée.
Après les vêpres, la nuit dans la montagne, le « taureau » sera mis à mort. Comme dans l’antique taurobolion , ceux qui recevront sur eux le sang du taureau seront à l’abri de toute maladie. C’est pourquoi tous, mais surtout les femmes et les enfants, plongent leurs mains ou des bouts de coton dans le sang et se marquent sur le front des signes de croix rouges.
Si l’on ne tient pas compte du sacrifice, ce rituel est très proche de l’acte effectué au cours du baptême orthodoxe où l’on utilise de l’huile pour faire le signe de croix sur le front. Encore un point qui montre le lien entre la religion actuelle et les anciens rites.
Traités et maltraités
Pendant la première guerre mondiale le pays fut secoué par l’affrontement des libéraux rassemblés autour de ΒΕΝΙΖΕΛΟΣ, favorables à la Triple Entente, et les partisans de la neutralité rassemblés autour du roi germanophile Constantin I. Révoqué par le roi, ΒΕΝΙΖΕΛΟΣ forma un gouvernement insurrectionnel à ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ en 1916 et, avec l’aide de l’armée française, destitua Constantin. Le fils de celui-ci, Alexandre I, devint roi en 1917 et la Grèce se battit aux côtés des Alliés.
Le 15 mai 1919 les troupes grecques, sur l’ordre des Grandes Puissances débarquèrent en Asie Mineure et plus précisément à Smyrne. Cette action de la Grèce fut officialisée par le traité de Sèvres en août 1920. Celui-ci accorda à la Grèce, en raison de ses sacrifices, l’ensemble de la Thrace sauf Constantinople, l’administration de la région de Smyrne, ainsi que le Dodécanèse qu’occupaient les Italiens depuis 1912.
Seulement Mustapha Kémal ne reconnut pas le traité de Sèvres, et ce fut ainsi que commença la guerre d’Asie Mineure. De plus la situation de l’armée grecque devint difficile dès les élections du 1er novembre 1920 qui virent la défaite de ΒΕΝΙΖΕΛΟΣ. Car le parti royaliste au pouvoir rappela Constantin de l’exil. Ceci mécontenta fortement les Alliés qui changèrent de politique. Non seulement ils abandonnèrent les Grecs, mais ils aidèrent les Turcs. Ainsi la France leur fournit du matériel militaire. Pendant ce temps Mustapha Kémal écrivait à ΒΕΝΙΖΕΛΟΣ qui était en exil, pour lui demander que la Grèce retirât ses troupes d’Asie Mineure, tout en gardant la Thrace orientale.ΒΕΝΙΖΕΛΟΣ transmit cette proposition au premier ministre d’alors ΓΟΥΝΑΡΗΣ qui la repoussa sur le champ, pensant qu’il parviendrait à éliminer Mustapha Kémal.
Alors en août 1922 Mustapha Kémal lança une grande offensive qui écrasa l’armée grecque. Juste après commença le massacre de Smyrne : ce que nous appelons en Grèce la « catastrophe d’Asie Mineure ». Des milliers de morts, et bien sûr la mort de l’Héllénisme en Asie Mineure.
En janvier 1923 eut lieu la convention sur l’échange obligatoire des populations. Un million et demi de Grecs émigrèrent de Turquie (350 000 se fixèrent à Athènes). Les minorités turque de Thrace occidentale et grecque d’Istanbul, représentant chacune 120 000 personnes, furent dispensées de l’échange obligatoire.
Un coup d’état des officiers vénizélistes menés par ΠΛΑΣΤΗΡΑΣ et ΓΟΝΑΤΟΣ obligea Constantin à abdiquer au profit de son fils Georges II. Le nouveau gouvernement demanda la paix et le 24 juillet 1923 fut signé le Traité de Lausanne qui fit perdre à la Grèce la Thrace orientale jusqu’au fleuve ΕΒΡΟΣ , l’Asie Mineure et les îles ΙΜΒΡΟΣ et ΤΕΝΕΔΟΣ.
Par la suite la Thrace orientale fut offerte en présent aux Bulgares par les nazis. Elle ne redevint grecque qu’à la libération en 1945.
Situation actuelle
La situation actuelle en Thrace est complexe et fortement évolutive. Cela provient entre autre du fait que le traité de Lausanne est interprété de diverses manières. Ainsi à la réunion d’avril du congrès américain la Grèce est accusée de ne pas reconnaître la minorité turque qui se trouve en Thrace, (l’expression « minorité turque » est interdite en Grèce depuis 1988, et tous les philhellènes comprendront pourquoi on lui préfère l’expression « musulmans grecs ») et de lui refuser le droit d’élire elle-même ses muftis. La Grèce a simplement répondu qu’elle suivait en cela le traité de Lausanne. Mais cette réunion a donné l’occasion à la Grèce de signaler la disparition progressive de nos minorités à Constantinople, et sur les îles de ΙΜΒΡΟΣ et ΤΕΝΕΔΟΣ.
Soyons plus précis au niveau des chiffres avant d’aller plus loin. Dans le nome de ΡΟΔΟΠΗ habitent 57 000 musulmans et 47 000 chrétiens et dans le nome de ΞΑΝΘΗ habitent 42 000 musulmans et 47 000 chrétiens. En Grèce nous estimons que sur l’ensemble de la Thrace occidentale habitent environ 120 000 musulmans (sur Internet les Turcs avancent le nombre de 150 000) sur un total de 329 580. Alors qu’il n’y a plus que 2 500 Grecs à Constantinople-Istambul. Pourtant le traité de Lausanne prévoyait un équilibre de ces populations de part et d’autre de la frontière !
Dans ce cadre-là le moindre incident devient un prétexte à une guerre de religions. Pourtant ce n’est que maintenant que le gouvernement grec se préoccupe réellement de la situation dramatique en Thrace. Par contre l’action du consulat de Turquie est pour ainsi dire omniprésente. Les petits musulmans font l’école primaire en Grèce, puis partent en Turquie pour le collège et le lycée. Ils habitent dans des établissements spéciaux, ils ont des barèmes spéciaux et aussi des aides spéciales. Quant à l’argent il est thésaurisé en Turquie pour plus de sécurité (sic) et il existe des agences spécialisées pour ce genre de transactions.
Tout cela engendre des fanatismes (on est chrétien ou musulman), un sentiment d’insécurité, ainsi qu’un sentiment d’abandon de la part d’Athènes.
De nombreux villages sont occupés soit par des chrétiens soit par des musulmans, et des antennes paraboliques fleurissent sur tous les toits qui à l’instar des héliotropes admirent le soleil : celui de la Turquie.
En Grèce, autant notre histoire est ancienne et incontestable, autant notre géographie est jeune et instable : les frontières de notre état n’ont même pas cinquante ans. Aussi il faut les défendre avec beaucoup de vigilance. Il ne s’agit pas de prôner un nationalisme aveugle, mais d’éveiller les consciences : celle de l’histoire, celle de la civilisation et celle des traditions.
« ΤΑ ΕΘΙΜΑ ΚΑΙ ΟΙ ΣΚΟΠΟΙ ΚΑΛΟ΄ΝΑΙ ΝΑ ΓΡΑΦΤΟΥΝΕ
ΓΙΑΤΙ ΑΡΓΑ Η ΓΡΗΓΟΡΑ ΜΙΑ ΜΕΡΑ ΘΑ ΧΑΘΟΥΝΕ »
Et ces consciences ne peuvent se construire qu’à partir de la connaissance. Le rôle des intellectuels grecs et des philhellènes c’est la recherche et l’enseignement de cette connaissance. Car le savoir est un pouvoir et c’est pour ainsi dire le seul pour les petits pays .
Un jour à la fin d’une représentation du groupe de danses traditionnelles grecques CIRCE, une jeune femme s’est approchée des danseuses qui portaient le costume de Thrace. Elle était bulgare. Ses premiers mots ont été de dire que ces costumes étaient de son pays. Alors des membres du groupe sont venus me chercher pour discuter avec cette femme. Au bout de quelques paroles échangées, elle comprit mon intérêt pour cette question, et elle appela son mari, en disant qu’il était historien et qu’il me convaincrait mieux qu’elle ne pouvait le faire. Celui-ci était très affirmatif au début mais lorsque j’ai parlé des rapports de populations à ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ, de la deuxième guerre balkanique, de la déclaration de guerre bulgare, de l’amitié coupable entre les bulgares et les nazis, etc… il m’a avoué qu’il était français, qu’il n’avait qu’une maîtrise en histoire et qu’il ne connaissait pas bien ces évènements !
Nous ne pouvons plus restés inactifs en voyant ce qui se passe en Trace. Sinon nous risquons de le regretter comme pour Chypre dont la moitié est occupée par les Turcs depuis 22 ans. Aussi il ne suffit pas d’être né grec pour être Grec, il faut penser grec et en être fier. Et cela ne peut se faire que par le développement de la grécité.
La Grèce est un état, la grécité, un choix.
*Les airs et coutumes, c’est bien de les noter, car un jour, tôt ou tard, ils seront oubliés.