6559 - La nécessité du donjuanisme

N. Lygeros

Casanova n’est pas Dom Juan. Ceci est un fait mais cela doit être dit et écrit. C’est le seul moyen de comprendre la nécessité du donjuanisme. Casanova vivait dans un monde de désirs et de nécessités. Tandis que le monde de Dom Juan est autre. Il n’y a pas de désirs mais une passion. Il n’y a pas des nécessités mais une seule. Sans Dieu ni maître au sens de la hiérarchie, Dom Juan n’a de sens que libre. C’est en cela que son personnage est un libre penseur avant l’heure et c’est pour la même raison qu’il représente un modèle. Casanova pour sa part appartient à son époque et recherche à travers la jouissance une forme dégénérée du carpe diem dans un monde devenu absurde et dépourvu de sens. Il représente un archétype dans une société bourgeoise mais son existence même ne remet nullement en cause les décisions d’un système déjà largement ancré dans son inertie mentale. C’est pour cette raison que Casanova ne revendique rien sur ce plan mais se contente de conquêtes sentimentales.

Aussi la jouissance dans l’acte sexuel représente une forme d’achèvement dans une œuvre éphémère qui ne peut avoir de lendemain. Cette tendance ne s’exprime pas ainsi chez Dom Juan. Ce dernier aime vraiment l’humanité au sens prométhéen du terme. C’est un homme qui aime la justice et qui n’hésite nullement à aider ses poursuivants dans un combat inégal. Il ne craint pas la société car il n’appartient pas à celle-ci. Elle le laisse totalement indifférent. Dom Juan n’a de regard que pour l’humanité. Aussi son amour pour les femmes n’est que la réalisation de sa passion pour l’humanité. D’ailleurs, il ne recherche aucunement à les rendre heureuses, il ne sait que trop bien que cela n’a pas de sens. Vis-à-vis d’elles son unique but c’est l’offrande de la joie. Car cette joie existe bel et bien, et n’a rien à voir avec la fallacieuse recherche du bonheur, prôné par une société qui n’a rien d’autre à proposer aux individus qui n’ont ni passé ni avenir. Aussi l’existence même de Dom Juan représente un acte de résistance interdit par la bourgeoisie d’une société sans noblesse.

Quant à l’affrontement avec le père, il ne doit pas être interprété comme un acte œdipien mais bien prométhéen. Il est donc une étape intermédiaire face à la transgression ultime avec le commandeur.  Voilà pourquoi Dom Juan est auto-démiurge. Et s’il constitue une forme de premier homme, au sens d’Albert Camus, ce n’est pas par nécessité comme ce dernier, mais bien par choix, tout en étant conscient que ce choix représente une privation. Seulement pour lui, c’est le moyen d’accéder à la liberté. Car dans la solitude, l’égalité et la fraternité n’ont pas de sens. Tandis que la liberté c’est l’humanisation de l’individu dans un monde sans dieu. Dom Juan ne s’oppose pas seulement à Dieu mais à toute forme de hiérarchie qui entrave la liberté. Sa révolution n’est pas seulement une révolte ni un acte désespéré. Elle est humaine, sans doute trop humaine, et c’est sans aucun doute pour cette raison que Molière se croit obligé de lui donner une telle fin. Le théâtre n’a la puissance que de sa troupe mais le texte demeure et appartient désormais à l’humanité par nécessité.