7093 - Le blason invisible

N. Lygeros

Qui aurait pu croire au blason invisible sans connaître l’encre sympathique ? Le petit avait toujours su manipuler avec dextérité cette dernière. Il en était de même pour la plume d’oie. Il aimait voir comment un objet apparemment inutile pouvait engendrer de la beauté grâce à l’intelligence humaine. Écrire à la plume était naturel. C’était une manière de partager le monde dans un seul et unique but. Certains auraient pu penser que ce schéma mental n’avait de sens pour son esprit mais ils se seraient lourdement trompés. Avec la plume d’oie, il ne se contentait pas d’écrire, il dessinait aussi avec un trait assuré malgré son âge. De plus, il adorait les cartes. L’étude des frontières et des lieux le fascinait. C’était une autre manière encore d’étudier ce que les autres oubliaient dans leur quotidien. D’ailleurs, il avait une préférence certaine pour les anciennes cartes en particulier qui étaient ornées de blasons pour indiquer les filiations territoriales. Il retraçait durant des heures des trajets d’expéditions historiques pour mieux comprendre les caractéristiques des territoires des hommes. Tout cela appartenait à un chemin qui conduisait inexorablement au siècle des lumières. Cette volonté inébranlable de comprendre le monde à travers le temps avait besoin d’une méthodologie, d’une méthodologie d’une autre époque. L’étude était l’unique moyen d’accéder au monde des connaissances encyclopédiques. Il n’était donc pas rare de le voir entouré de livres que plus personne ne lisait faute de temps. Seulement le temps était avec lui. La bifurcation avait eu lieu malgré la destruction de nombreuses branches. Ainsi le blason invisible prenait de plus en plus de force pour mener à bien cette préparation temporelle. Le petit traversait les âges grâce aux livres pour emporter avec lui les connaissances de chaque époque et tenter de ne rien oublier comme s’il s’agissait non seulement d’une nécessité mais d’une véritable mission. L’étude de penseurs tels d’Alembert, Diderot, Rousseau et Voltaire, n’était pas une obligation scolaire mais une éducation philosophique pour appréhender le monde, en étant débarrassé du carcan de la scolastique qui dominait depuis toujours la société de l’oubli et de l’indifférence. Cependant le blason invisible ne pouvait briller à moins de l’observer avec le cœur. Cette qualité fut exploitée dans une très large mesure dans le domaine de la stratégie. Il s’agissait de se former pour défendre les causes face à l’injustice car cette dernière ne manquait pas de faire des victimes. Il fallait donc lutter contre elle. Seulement pour lutter il était nécessaire de s’armer et pas uniquement de patience. L’exercice de pensée devenait de plus en plus profond car la tâche à accomplir était immense. Il fallait concevoir l’impensable car le petit était bien trop petit pour son entourage. Alors comment convaincre avec cette taille autrement que par la pensée ? Grâce à elle, il intervenait sur le monde à l’instar d’une utopie sur la réalité. Tout était possible à condition de le penser. Voilà pourquoi il se devait de penser sans cesse malgré l’invisibilité de cette matière. L’univers du petit n’avait rien à voir avec la réalité. Il était déjà parallèle et indépendant. Ainsi malgré la pression de cette dernière, il continuait, au fil des pages, sa traversée temporelle en approfondissant les schémas mentaux de la structure ouverte du monde des livres. C’était la raison pour laquelle, il pénétrait si souvent dans les bibliothèques. Il les interprétait comme des ponts temporels. Elles étaient indépendantes de l’espace, elles ne s’intéressaient qu’au temps. Immobiles de leur état, elles avaient la fonction de faire voyager. Le petit se transforma en lecteur pour découvrir le secret de la chevalerie à l’époque où elle n’avait plus de sens en apparence. Mais il s’était toujours méfié des apparences car il savait qu’elles étaient bien souvent trompeuses.