7446 - La chanteuse de la Bohème (Monologue, hommage à Charles Aznavour)

N. Lygeros

Cela ne veut plus rien dire du tout. Un temps.
Comment oser dire cela ? Silence.
Je n’ai ni l’âge ni le rang comme disait Electre. Silence.
Seulement quelqu’un doit le dire.
Au moins en hommage à Charles…
Qu’il sache qu’il n’est pas seul dans ce souvenir.
Dire que je n’y suis pas encore allée… Silence.
Pourtant Montmartre est toujours là, comme s’il m’attendait…
Moins de vingt ans…
Oui, moins de vingt…
À peine le commencement…
Et puis les lilas sont tellement beaux chaque année,
alors pourquoi ne pas le chanter même si Vincent ne peint plus les toits de Paris. Silence.
Et puis qui d’autre peut crier famine de nos jours, si ce n’est…
Non, il ne faut pas le dire…
Pas tout de suite.
Il faut le garder encore un peu, un instant.
Tu posais nue. Silence.
C’est pourtant cela.
Sans artifice.
Juste un parfum et l’air du temps.
J’imagine l’atelier et l’odeur de la peinture à l’huile.
Respiration.
Ne t’emballe pas, mon cœur.
Tu peux le faire.
Un effort.
Il suffit d’y croire que c’est encore possible après tout ce temps, grâce à tout ce temps.
Et le bistrot en face ne se doutait de rien.
Combien était seul le chevalet dans l’attente de l’œuvre.
Je voudrais dire ces vers d’hiver, ces hivers trop blancs
où nous luttions autour du poêle pour ne pas mourir sans joie.
Alors tu vois malgré mes réticences… Un temps. Je vais chanter ta Bohème… Silence.
Pour que tout soit dit malgré l’indifférence et l’oubli.
La chanteuse se lève comme si elle était face au public, en prenant dans sa main un mouchoir blanc et là elle s’abandonne à l’humanité du souvenir.
Elle chante la Bohème de Charles Aznavour.

Je vous parle d’un temps
Que les moins de vingt ans
Ne peuvent pas connaître
Montmartre en ce temps-là
Accrochait ses lilas
Jusque sous nos fenêtres
Et si l’humble garni
Qui nous servait de nid
Ne payait pas de mine
C’est là qu’on s’est connu
Moi qui criais famine
Et toi qui posais nue
La bohème, la bohème
Ça voulait dire on est heureux
La bohème, la bohème
Nous ne mangions qu’un jour sur deux
Dans les cafés voisins
Nous étions quelques-uns
Qui attendions la gloire
Et bien que miséreux
Avec le ventre creux
Nous ne cessions d’y croire
Et quand quelque bistro
Contre un bon repas chaud
Nous prenait une toile
Nous récitions des vers
Groupés autour du poêle
En oubliant l’hiver
La bohème, la bohème
Ça voulait dire tu es jolie
La bohème, la bohème
Et nous avions tous du génie
Souvent il m’arrivait
Devant mon chevalet
De passer des nuits blanches
Retouchant le dessin
De la ligne d’un sein
Du galbe d’une hanche
Et ce n’est qu’au matin
Qu’on s’asseyait enfin
Devant un café-crème
Epuisés mais ravis
Fallait-il que l’on s’aime
Et qu’on aime la vie
La bohème, la bohème
Ça voulait dire on a vingt ans
La bohème, la bohème
Et nous vivions de l’air du temps
Quand au hasard des jours
Je m’en vais faire un tour
À mon ancienne adresse
Je ne reconnais plus
Ni les murs, ni les rues
Qui ont vu ma jeunesse
En haut d’un escalier
Je cherche l’atelier
Dont plus rien ne subsiste
Dans son nouveau décor
Montmartre semble triste
Et les lilas sont morts
La bohème, la bohème
On était jeunes, on était fous
La bohème, la bohème
Ça ne veut plus rien dire du tout.