75 - Érotokritos, tournois et contexte énétocrétois
N. Lygeros
Le premier à avoir découvert la source principale de l’Erotokritos de Kornaros est l’université épirote Philitas (1787-1867). Et c’est Aggélou qui a brillamment contribué à faire connaître ce fait, longtemps oublié de l’histoire. Pour rendre hommage à cet homme, que faire de mieux que de reprendre en français, les renseignements recueillis par Aggélou. Compatriote de K. Assopiou de Gramméno d’Epire, il étudie avec lui en tant que boursier de Kaplanis, Ioannina, auprès de Psalidas. Puis il part à Corfou, pour aller ensuite en 1812 faire des études en Italie. En 1817, il obtient son doctorat en médecine et ensuite, après avoir travaillé durant un laps de temps en tant que maître à l’école de Trieste, va à Göttingen poursuivre ses études pour enfin parvenir en Angleterre envoyé par Wilford qui le destinait au poste de professeur à l’Académie d’Ionie. Il avait déjà rencontré Coray en passant à Paris et lorsqu’en 1824 nous le retrouvons à Corfou, parmi les premiers professeurs de l’Académie d’Ionie, il a abandonné la médecine et enseigne le grec ancien et le latin. Après la mort de Wilford, il démissionne de l’Académie et il est nommé directeur des écoles de Zante. En 1838 nous le retrouvons professeur de l’Académie et il conserve ce poste jusqu’à la dissolution de l’Académie. Au mois d’août 1866, à l’âge de 79 ans, il est nommé professeur à l’Université d’Athènes, mais il n’aura pas le temps d’enseigner, car l’année suivante, exactement, la mort le trouve à Corfou.
Dans son étude non publiée Philitas signale le roman français du Moyen-Âge Paris et Vienne qui date de 1432, et les ressemblances entre celui-ci et l’Erotokritos. Comme l’indique Kohler dans sa thèse, en 1935, le roumain Cartojan fit à nouveau cette découverte oubliée et inconnue, et relia ainsi l’Erotokritos avec ce roman français et ses traductions italiennes, en particulier avec la notion version versifiée d’Albani.
Paris et Vienne a été adapté en prose, vers 1432, par le marseillais Pierre de la Cypède, à partir de l’original provençal. Imprimé pour la première fois en français en 1487 à Anvers, ce roman aura au moins 11 éditions françaises au seizième siècle. Mais c’est en italien que sa fortune devait être la plus spectaculaire. Imprimé avant même la première édition française, à Trévise en 1482, il connaîtra 22 éditions en Italie jusqu’en 1698. Le succès de cette version en prose incita deux poètes à en donner une adaptation versifiée.
La première celle de Teluccini, intitulée Paride e Vienna n’aura que deux éditions en 1571 et 1577. La seconde, parue à Rome en 1621, sous le titre Innamoramento di du fedelissimi amandi est due à Albani. La version d’Albani connut un immense succès et fut rééditée jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour certains érotokritologues, comme Kohler, cette version d’Albani semble une source directe de l’Erotokritos d’autant plus plausible qu’Albani, comme Kornaros condense, supprime plusieurs épisodes existants dans Paris et Vienne et pas dans l’Erotokritos, pour d’autres comme Alexiou cette version est bien trop imparfaite du point de vue de la structure et de la métrique pour avoir été utilisée par Kornaros. Quant à Embirikos, même si à première vue, il paraîtrait probable que Kornaros ait connu Paris et Vienne de Pierre de la Cypède, dans une traduction latine, il affirme qu’une comparaison attentive des textes français, italien et grec semble prouver que le poète crétois s’est inspiré encore davantage de l’original français que des nombreuses traductions éditées de 1482 à 1622 à Venise, Milan et Tréviste, ainsi que des adaptations libres de Venise et de Rome.
Cartojan affirma que l’adaptateur grec a élagué la matière du modèle avec un sens réel de la composition : les épisodes qui troublaient l’unité de la conception du roman ont été très judicieusement laissés de côté. Et Alexiou l’exprima par ces propos : Kornaros a utilisé une partie de l’intrigue et ce roman occidental en organisant mieux la structure, en diminuant le nombre de personnages. Et Embirikos de dire que le Crétois dépasse infiniment son modèle par le faste de son imagination. Il le dépasse de même par la maturité et la justesse de sa psychologie.
Toujours d’après Kohler, il est certain que Kornaros avait étudié les œuvres d’Ariosto et Tasso. Les exemples similaires sont suffisamment précis et abondants pour nous permettre d’affirmer que l’Orlando Furioso est bien une source de l’Erotokritos. En fait, il est visible que pour Kornaros, Ariosto n’est pas seulement une source de thèmes disjoints, de ressemblances et d’images, mais aussi une partie fondamentale de l’intrigue.
Le roman est divisé en cinq parties, ordonnance dont on ne sait, comme le dit Embirikos, si elle doit être attribuée à l’auteur lui-même ou aux premiers éditeurs, mais qui correspond parfaitement au mouvement interne de l’ouvrage. L’Erotokritos est conçu comme un véritable drame, dont chaque livre ou chant figurerait un acte, et même le tournoi du chant B peut être comparé aux divertissements lyriques ou chorégraphiques que les dramaturges de cette époque inséraient dans leurs pièces. Il est intéressant de rapprocher de cette idée l’opinion de Tonnet qui voit en l’Erotokritos une sorte d’opéra composé de longs monologues.
Dans cet article nous allons nous intéresser particulièrement au chant B, qui comme l’indique Embirikos, ne doit presque rien au roman de Pierre de la Cypède, Paris et Vienne, où le tournoi ne dépasse pas les proportions d’un bref incident. En effet, ces pages méritent d’être étudiées, parce que l’on voit un autre aspect de l’immense talent de Kornaros. Ce dernier donne, dans ce chant, libre court à ses inégalables facultés d’invention et à son don de la couleur et du mouvement. Si l’on abandonne le domaine strictement esthétique pour aborder l’arrière-plan moral et politique de l’œuvre, le chant B prend une importance particulière, car c’est ici surtout que se révèlent les préoccupations nationales de Kornaros. Ce tournoi est un carrousel haut en couleur, où se confrontent et se donnent la main les diverses régions de l’Hellénisme, aussi morcelé que soit ce dernier sous les dominations qui le sont partagé. A ce propos il est inutile de mettre en avant une remarque faite par Embirikos qui donne bien le ton de notre étude. La Caramanie fut une principauté turque, fondée dans le sud-est de l’Asie Mineure sur les ruines de l’empire seldjoucide. Elle représente, aux yeux de l’auteur, la nation turque. Plus exactement, au niveau géographique, c’est une partie de la Phrygie, Galatie et de la Cappadoce. Cela pourrait impliquer qu’il ne reconnaît pas comme appartenant légitimement aux Ottomans les territoires grecs qu’ils occupaient de son vivant, puisqu’il y installe partout des principautés helléniques, et qu’il entend reléguer les Osmanlis au fin fond de l’Anatolie.
Ainsi, comme le souligne Embirikos, l’univers de l’Erotokritos c’est le monde grec, si différencié par le fait de l’histoire et de la géographie. Le poète, sans aucun souci de chronologie, réunit dans un brillant faisceau les éléments les plus illustres et les plus représentatifs de la nation. Son poème est déjà -ou peu s’en faut- le répertoire de l’irrédentisme hellénique. Ce n’est donc pas un pur hasard si Athènes est le lieu de ce rendez-vous panhellénique, et si son souverain préside à la fête. Aux yeux de l’écrivain il est manifeste qu’Athènes est le centre rayonnant de l’hellénisme. Ceci est visible dès les premiers vers du chant A où l’auteur parle de cette ville en tant que fleuve de la science. Byzance vient ensuite, et l’importance que ce second foyer de la nation possède aux yeux de l’écrivain est manifestée par les honneurs insignes que le roi d’Athènes rend à Pistophoros (ce qui signifie littéralement le porteur de foi), fils du puissant monarque qui règne sur les rives du Bosphore. D’ailleurs Heraklès le père d’Arétoussa, lui proposera par la suite de prendre pour époux justement Pistophoros. Et c’est toujours dans l’intention de marquer la primauté impériale de Byzance que Kornaros consacre une description d’une étendue et d’un éclat exceptionnels à la figure de Pistophoros ainsi qu’à son splendide cortège, qu’il assigne à ce prince un rang excellent dans la compétition et qu’il fait décerner par la reine, aux applaudissements de tout le peuple d’Athènes, le prix de la grâce et de l’élégance.
Tout cela d’ailleurs n’est pas sans rappeler des évènements historiques qui mettent en avant les liens entre Byzance et les tournois. Et à ce propos le livre de Barber et Juliet est particulièrement utile. Ainsi, d’après les auteurs, lorsque l’empereur Manuel Ier Comnène se rendit à Antioche pour y rencontrer son vassal le comte Renaud, qui venait de se soumettre de la manière la plus humiliante, en 1159, on organisa un tournoi en signe de réconciliation de la part de l’empereur. Cavalier émérite, il fit fort bonne figure face aux chevaliers occidentaux, menés par le roi Baudoin III de Jérusalem. Ou encore cet autre exemple tout aussi révélateur. Au quatorzième siècle, l’empereur Andronic III Paléologue, qui avait épousé la fille d’Amédée V de Savoie, prit goût au sport au contact des chevaliers savoyards qui avaient escorté la princesse jusqu’à Byzance. La naissance du prince héritier Jean, en 1332, fut ainsi saluée par des joutes. Selon l’historiographe de l’empereur, Andronic avait déjà fréquemment combattu dans la lice, mais il jouta ce jour-là avec une ardeur peu commune.
En ce qui concerne le cadre énétocrétois de la composition de l’œuvre de Kornaros, il est tout aussi intéressant de voir les tournois historiques qui ont eu lieu à Venise même. Ainsi Barber et Juliet nous indiquent qu’en 1364 à Venise, la reconquête de la Crète va être célébrée par des joutes et de grandes manifestations équestres. Le metteur en scène des festivités sera Tommaso Bombasio, venu pour cela de Ferrare. Le roi de Chypre participa aux joutes et elles furent gagnées par un Vénitien du nom de Pasqualin Minotto. Et le premier prix était une couronne d’or, exactement comme dans Erotokritos où le héros, Rotokritos, la reçoit à la fin du chant B des mains d’Arétoussa.
En étudiant de plus près la notion de tournoi nous allons voir comment l’influence du monde occidental parvint en Crète à travers le monde énétocrétois. Au début de leur ouvrage les auteurs explicitent une autre variante de sport que l’on retrouve sous la plume des chroniqueurs anglais et français : l’« hastiludium », ce qui signifie littéralement le jeu, le combat de lances. Comment ne pas remarquer que cette expression est exactement celle utilisée par Kornaros. On peut l’employer pour décrire toutes les formes de combat à cheval, individuels ou en groupe. Les « joutes » sont plus spécifiquement les combats singuliers bien que le jouteur puisse appartenir à un camp.
L’impact des tournois dans la vie des hommes de cette époque est difficile à mesurer car même s’il s’agit d’un spectacle extraordinairement populaire, comme le soulignent Barber et Juliet, on ne peux estimer sa fréquence avec certitude, car l’histoire ne nous retrace que les grandes occasions. Ainsi avant 1400, nous ne possédons que deux récits complets de tournois. Ils furent tous les deux écrits en vers, par des hérauts. Et bien sûr cet aspect versifié ne peut manquer de faire penser à Erotokritos. Au quinzième siècle nous trouvons à la fois des traités en prose sur l’organisation des tournois et des registres savamment illustrés qui rapportent des combats singuliers.
Pour ce qui est de la place du tournoi dans le monde de la chevalerie, nous verrons à quel point la littérature influença l’évolution du tournoi, le roman de chevalerie restant la référence obligée. Dans certains cas, la réalité collait vraiment à la fiction et la théorie du tournoi reste pétrie d’idéaux littéraires, comme on peut le voir à travers l’œuvre de Kornaros. Néanmoins la remarque suivante due à Barber et Juliet est tout à fait judicieuse. Il existe certainement dans l’histoire des tournois, comme dans celle de la chevalerie, une friction entre l’imaginaire et la réalité : d’un côté la chatoyante panoplie des couleurs héraldiques, les gueules, l’azur, l’or et l’argent qui scintillent au soleil, l’adresse et la prouesse des vaillants chevaliers, la dévotion de leurs gentes dames – et de l’autre la morne succession de mauvais cavaliers chargeant dans le plus grand désordre et sans la moindre gloire, devant une poignée de spectateurs morts d’ennui. Et il est clair que Kornaros a délibérément choisi en premier l’aspect esthétique du tournoi, ensuite l’aspect symbolique et enfin l’aspect historique.Le rôle des hérauts et l’évolution des blasons personnels témoignent de la présence d’un public nombreux et attentif qui devait pouvoir reconnaître les combattants. Ceci est particulièrement évident dans l’ensemble du chant B. On peut également attribuer à la présence d’un public la transformation du tournoi en un évènement fort recherché du calendrier mondain. Les règles des combats ouverts à tous venants du douzième siècle étaient fort simples : il s’agissait essentiellement de se battre. A l’inverse, la joute de la fin du seizième siècle n’était qu’une pure formalité : tout se jouait dans l’apparence, dans la splendeur étalée. Ce qui est une indication on ne peut plus claire sur l’appartenance de Kornaros à une époque postérieure au seizième siècle.
Barber et Juliet indiquent justement que pour faire vibrer le spectateur, on entourait ces manifestations de tout un apparat fastueux. De cette manière, pouvait-on transformer l’évènement tout entier en une vaste représentation théâtrale au cours de laquelle chevaliers et gentes dames interprétaient des rôles tirés des romans de chevalerie. Cette tradition apparaît pour la première fois à Chypre, en l’an 1223. Elle devait influencer toute l’évolution de l’histoire des tournois et donner naissance aux « masques », ballets de cours masqués du dix-septième siècle. Encore une fois comment ne pas penser aux incroyables effets théâtraux de Drakomachos au moment de son entrée en lice.
Les dames, à en croire les sources littéraires, font leur apparition dans les tribunes au milieu du douzième siècle, mais il faudra attendre un siècle pour que les sources historiques mentionnent leur présence. Les dames qui, du haut des tribunes, acclamaient les preux chevaliers se devaient d’être pour eux des inspiratrices tout autant que des admiratrices. A la fin du Moyen Âge, les tournois étaient devenus des spectacles extrêmement coûteux, des divertissements très recherchés exclusivement réservés à l’aristocratie et généralement associés à de grandes célébrations du pouvoir. Le tournoi devient un phénomène de société. La théâtralisation des combats, qui se déroulent selon une stricte étiquette, prend peu à peu le pas sur l’aspect purement militaire de l’affrontement.
Il est vrai qu’en principe, seul un chevalier pouvait participer à un tournoi et qu’une participation pouvait appuyer la prétention d’une famille à des titres de noblesse. L’identification du tournoi et du rang de chevalier ne fit qu’augmenter pour restreindre enfin la participation aux seuls chevaliers valeureux. Briller lors d’un tournoi demandait une grande adresse et présentait bien des dangers. Nous savons relativement peu de choses de l’apprentissage du maniement des armes, mais il semble que la participation de chevaliers ou d’écuyers de moins de dix-huit ans à un grand tournoi ait été exceptionnelle. La présence de Rotokritos dans le tournoi panhellénique est exceptionnelle au moins à deux titres. En effet, celui-ci a tout juste l’âge limite (ce qui indique une connaissance du sujet de la part de Kornaros), et il n’est pas chevalier et encore moins prince comme quasiment tous les autres concurrents du tournoi. Il n’est que le fils de Pézostratos, le conseiller du roi. Et malgré cela Kornaros le fait participer au tournoi, comment ne pas y voir sinon une intention de la part de l’auteur du moins un indice sur la fusion énétocrétoise de son époque.
Néanmoins pour mieux apprécier cette évolution dans les rapports entre les colons Vénitiens et les autochtones Crétois, il est nécessaire d’étudier le contexte crétois dans sa globalité.Tout d’abord voici la liste des ducs de Crète sous la dénomination vénitienne et autour de l’époque de Kornaros que nous avons pu trouver dans le précieux livre de Noiter : 1590 ; Jérôme Capello, 1592 : Jean Dominique Ciconia : 1594 : Marc-Antoine Venerio 1596 ; Pèlerin Bragadeno : 1598 ; Pierre-Francois Maripetro : 1600 ; Jacques Pisaure, 1602 ; Jean Sagredo 1604 ; Jean-Baptiste Michaele, 1606 ; Jean-Matthieu Girardo, 1608 ; Delphin Venerio 1610 ; Augustin Michaelo, 1612 ; François Mauroceno, 1614 : Bernard Venerio 1616 ; Charles Belegno 1617 : Donat Mauroceno 1619, François Zeno 1621 ; Nicolas de Ponte 1623 : Marin Pisaure.
Ensuite voyons quelques descriptions, par des Vénitiens, du caractère des crétois et de la situation de l’île durant le XVI ième et XVIIième siècles telles que les a retrouvées Xanthoudis.Le Vénitien Boschini affirme que le joug des Vénitiens n’a pas beaucoup changé l’excellent caractère des Crétois. Il fait l’éloge de leur dextérité au tir de l’arc, de leur valeur guerrière sur terre et sur mer, du soin qu’ils apportent à la culture des vignes et de leur habilité dans la gestion de leurs affaires.Selon le Vénitien Caballi (1572), les Crétois n’ont envers les Vénitiens absolument aucune confiance ni constance. C’est une espèce plongée dans l’immoralité. Sa pauvreté et sa misère sont dues à son insouciance. Bien qu’ils considèrent Saint Marc avec respect, ils n’ont aucune foi en la démocratie, et la preuve de cela ce sont les insurrections qui ont eu lieu dans le passé. Comment ne pas dénoncer ce jugement vénitien, révélateur de l’état d’esprit des inspecteurs de l’époque. Il rajoute que si les Crétois demeurent fidèles cela provient uniquement du fait qu’ils voient comment les Turcs traitent les leurs en Morée. Et il conclut que ces peuples ne doivent pas s’enrichir, car ils utiliseraient leur richesse contre les Vénitiens, ni avoir des armes, car en temps de crise, ils n’inspirent pas la moindre confiance. Comment alors ne pas justifier les révoltes des Crétois dirigées contre les Vénitiens. Mais nous allons voir que tous n’avaient pas cette opinion.
Par exemple celle de Lucas Micheli est très différente. Lui est convaincu que les Crétois de deux dogmes (orthodoxes et catholiques) verseront leur sang sous la bannière du Christ. Mais la sévérité des autorités les rend suspicieux et les exaspèrent. Pour lui, il en est exactement de même pour tous les peuples du monde, lorsque les dirigeants et les gouverneurs ne sont pas justes. Une excellente démonstration de ces propos est qu’il a réussi, grâce à son habileté diplomatique, à faire revenir les Sfakiotes à la foi en la patrie, eux qui avaient été bannis par Caballi.
Le successeur de Micheli, un homme brillant du nom de Foscarini, gouverne selon les principes de justice et de bonté. Foscarini se révèle être, durant sa mission en Crète, un homme éclairé, un philanthrope et un homme politique clairvoyant. Enfin, il est parmi les esprits éclairés de l’époque, ainsi que la fierté et le joyau de Venise.
Julius Garzoni, inspecteur de l’Orient, envoyé en Crète en 1586, est l’égal de Foscarini. Et il est aussi le protecteur et le sauveur des malheureux agriculteurs de Crète, ainsi que celui qui a lutté contre les mauvais chevaliers et châtelains, instruments du pouvoir vénitien.Malheureusement les opinions philanthropiques et les changements apportés par les précédents hommes de Venise n’ont pas vraiment servi. Aucune amélioration essentielle et durable n’est apportée à l’administration de l’île de Crète. Le destin de la république de Venise en Orient est déjà tout tracé, car la corruption gouvernementale et le déclin de la force vénitienne sont irréversibles. En 1616, Fra Paolo Sarpi, un clerc et un diplomate sournois s’exprime ainsi : Venise ne doit aucune confiance en ses citoyens grecs, car ils ne sont que des bêtes sauvages qui cherchent le moment opportun pour utiliser leurs dents et leurs ongles. Leur repas quotidien doit être le bâton. Quant à la philanthropie, selon lui, Venise doit en faire usage en d’autres et meilleurs circonstances. En conclusion, Fra Paolo Sarpi pense que le gouvernement de Venise doit juguler la haine qui existe entre les seigneurs vénitiens et les Crétois. Si les seigneurs les torturent, Venise doit faire semblant de ne rien voir. Enfin, elle doit se garder des colons vénitiens et leur vendre très cher tous les avantages et les hommes qu’elle leur attribue.
En considérant le cadre des tournois et le contexte énétocrétois dans leur ensemble, ainsi que leurs rapports avec l’œuvre de Kornaros, Erotokritos, comme nous l’avons fait tout au long de cet article, il est à présent plus facile de situer notre auteur. Il est clair que son œuvre est influencée par la culture occidentale, néanmoins, et ce, même si on le considère, comme le font certains chercheurs, sinon comme Vénitien du moins comme originaire de Venise, Kornaros n’est pas seulement un homme de lettres, habile à manier la langue crétoise, mais surtout un homme ancré dans la société crétoise, qui fait corps avec elle et qui désire, à l’instar d’un poète national, proposer un mythe unificateur à la gloire de l’hellénisme.