7526 - L’histoire du silence

N. Lygeros
Traduit du Grec par A.-M. Bras

Le maître ne laissa pas tomber le livre. Il avait mené son premier combat contre l’oubli. Et maintenant il avait devant lui les cinq tomes de cuir. Ils existaient donc, ce n’était pas une rumeur. On les avait perdus des siècles durant et personne ne croyait plus à leur existence. Seulement ses disciples, ceux qui n’oubliaient pas ses paroles, dès qu’ils avaient découvert que ses références vivaient dans les livres, les recherchèrent même dans le nouveau monde. Ce n’était pas le premier paradoxe qu’il leur avait fait dénouer. Le nouveau contenait l’ancien, seulement peu le savaient. Ils n’étaient pas sûrs de leur mission et ne dirent rien au début. Ils ne voulaient pas le décevoir. Ils ne savaient pas que cette notion n’avait pas de sens pour leurs maîtres puisqu’ils savent qu’ils savent. Et ainsi ils attendirent des jours et des jours dans l’angoisse. Seulement arrivés à destination ils voulurent connaître leur état, mais n’osèrent pas ouvrir le colis caché. Il fallut d’abord que l’autre les touchât. C’est ce que disait le code de la chevalerie. Et cela arriva ainsi près du parc. Et l’an 1794 toucha le présent via le vieillard. Le cuir avec ses blessures avait protégé le papier et le papier apporta dans ses mains le message du récent passé. Les suivants avaient écrit pour les ultérieurs qui venaient d’il y a bien longtemps comme disait l’étrange légende. Personne avant le maître ne leur avait parlé des combats de l’île. Ils ne connaissaient pas leurs sacrifices et l’exemple qu’elle constituait. Ainsi ils ne pouvaient concevoir qu’une île était capable de contrecarrer un empire avec la poigne de ses hommes, sans aucune autre aide. Et quand ils connurent les faits, ils ne conçurent pas l’explication. L’existence des maîtres était tellement étrange pour eux. Ils ne pouvaient se mettre en tête que l’humanité entière n’avait aucun autre soutien. Sur le bureau de bois le maître posa les cuirs de Hollande. Ils étaient originaux. Cela lui rappelait les textes du château. Ils étaient du même style. Seule l’épée sur la cheminée manquait. Le blason était ici à sa place depuis des siècles. Et l’armure invisible. Les lettres avaient la couleur de l’époque. Elles sentaient encore, comme si elles étaient à l’imprimerie. Dehors on entendait la société du bruit qui s’éteignait avec l’oubli. Mais lui lisait le premier tome. L’orthographe ancienne du français, non seulement elle ne le gênait pas mais lui rappelait l’esprit de l’époque qui l’avait parcouru des siècles avant. Dans les premières pages, il reconnaissait le style du prêtre qui voulait tout inventorier de leur œuvre. C’est de cette manière que s’écrivit l’histoire du silence.