767 - La vision de Camus
N. Lygeros
« Je voulais d’abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut L’Etranger (42). Dramatique : Caligula (45), Le malentendu (44). Idéologique : Le Mythe de Sisyphe (43). Je prévoyais le positif sous trois formes encore. Romanesque : La Peste (47). Dramatique : L’état de siège (48) et Les Justes (49). Idéologique : L’homme révolté (51). J’entrevoyais déjà une troisième couche autour du thème de l’amour. » Albert Camus.
L’étude des dates de création des oeuvres montre la cohérence de la vision camusienne au moins jusqu’à la dernière partie de ce programme écrite en 1951. Cependant l’existence de La Chute en 1956 semble remettre en cause son projet puisque la troisième partie de celui-ci ne verra pas le jour alors que Camus a encore écrit un recueil de six nouvelles intitulé L’exil et le royaume en 1957 avant sa mort tragique en 1960. Est-ce l’impasse algérienne ou encore son absurde dénouement qui a conduit l’auteur à ce changement de cap ou est-ce un changement métaphysique plus profond qui a modifié la pensée de l’auteur ? Notre propos n’est pas d’étudier cette question mais d’interpréter la vision de Camus au moment de l’écriture de ce paragraphe programmatique et néanmoins conscient de son échec comme nous l’indique sa structure syntaxique. Sans doute la douleur était déja présente dans son esprit puisqu’elle n’a cessé de s’étendre par la suite comme le dira Camus lui-même à propos de La Chute : « Une seule vérité en tout cas, dans ce jeu de glaces étudié : la douleur, et ce qu’elle promet. »
Pourtant le thème de l’amour est important pour cet homme méditerranéen comme le témoigne son étude du don juanisme dans Le mythe de Sisyphe. Encore qu’il ne faut sans doute pas se tromper sur la nature profonde de cet amour qui nous rappelle l’implacable différence qui existe entre le Dom Juan de Molière et le Don Giovanni de Mozart. Il n’est bien sûr pas question d’une approche analogue à celle de Casanova. Il est plus judicieux de rechercher la marque du soleil et de la misère en nous référant à la phrase qui se trouve dans L’envers et l’endroit à savoir « Je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. » Et il n’est pas interdit de penser que son dernier essai lyrique i.e. L’été ne soit pas étranger au projet de cette vision au moins partiellement en particulier avec la nouvelle Retour à Tipasa qui semble clore un cycle entrepris dans les Noces. Quoi qu’il en soit la forme idéologique de cette partie consacrée à l’amour est éclatante par son absence. Néanmoins il est difficile, pour ne pas dire impossible, de ne pas voir la puissance de l’amour dans l’oeuvre camusienne consacrée au théâtre. Sans doute que la forme s’y prête facilement mais cela ne saurait suffire à justifier son omniprésence. De plus cet amour est toujours passionnel et même extrême comme nous pouvons le constater dans Les Justes et dans Caligula. Il n’est pas de conquêtes. L’artifice est absent de sa vision. Au contraire, cet amour est toujours authentique et sans compromis. Ce qui pourrait inciter certaines personnes à le considérer comme inhumain et quelque peu abstrait pour ne pas dire désincarné. Cependant, sa puissance est là et nul ne peut le contester. Il est capable d’être l’élément moteur du récit sans que cela ne nuise au réalisme de ce dernier. De son caractère extrême se dégage le sentiment de nécessité. Et cela le rapproche du sentiment de révolte qui est si important dans l’oeuvre camusienne. À l’instar de celui-ci, l’amour dans la vision de Camus est simple sans être pour autant élémentaire puisqu’il transcende la forme sociale et ne s’intéresse qu’à la nature humaine. Considéré comme la relation privilégiée par excellence, l’amour est aussi un moyen de lutter contre la condition humaine. Elément de conscience partagée, l’amour peut être la source d’un sentiment collectif, le seul qui puisse résister à toute tentative d’oppression de la part du pouvoir. En ce sens, il représente bien l’évolution positive de la révolte qui elle-même dépasse le nihilisme. Camus, sans se contenter d’un existentialisme formel, pénètre dans le paradoxe de l’humanité via l’oeuvre de Dostoïevski. Il montre donc la voie à suivre tout en mettant en évidence les amers qui peuvent servir de points de référence. Sa vision s’est éteinte en allumant la prochaine.