77 - Sur les difficultés de la traduction versifiée de l’Érotokritos de Kornaros
N. Lygeros
Dans cette note nous allons aborder et expliciter différentes difficultés rencontrées dans la traduction versifiée du roman de V. Kornaros. Ces difficultés sont dues à la structure intrinsèque de la langue grecque (en particulier du dialecte crétois de cette époque), au cadre chevaleresque du roman et bien sûr au choix de la traduction versifiée pour rendre ce texte en français.
Dans cet article nous n’allons pas développer d’arguments pour justifier le choix de la traduction rimée même si cela est aisé. Nous nous contenterons de considérer la traduction versifiée comme un objet existant constitué de 2216 vers pour le chant A et de 2464 vers pour le chant B. Nous rappelons que l’œuvre de Kornaros est composée de 5 chants qui représentent environ 10000 vers politiques i.e. des vers de 15 pieds avec une césure après la huitième syllabe, en rimes plates et systématiquement accentués sur l’avant-dernière syllabe. Afin de représenter le plus fidèlement possible l’esprit de ce vers grec nous avons choisi l’alexandrin ou plus exactement des vers de 12 pieds assonancés. A part une ou deux exceptions dans le chant A, la traduction est rendue vers à vers et donc en particulier en respectant l’enjambement. Par contre, comme l’auteur de l’original ne respecte pas toujours la césure classique du vers politique, nous n’avons effectué de césure à l’hémistiche que lorsque cela était naturel.
Abordons à présent les difficultés proprement dites.
L’appartenance
Une des caractéristiques de la langue grecque c’est que l’appartenance est postposée. Par exemple pour dire : mon objet, nous disons littéralement : l’objet à moi. Et évidemment comme cela est très pratique pour faire des rimes, surtout lorsque l’on doit en faire 5000, l’appartenance est très fréquente. Quant au français la rime disparaît puisque l’appartenance est essentiellement antéposée.
La césure
Il est assez délicat de rendre la césure classique du vers politique par une césure à l’hémistiche sur l’alexandrin. La raison est très simple car elle est d’ordre arithmétique. En effet le vers grec a la forme suivante : 8 – 7 alors que le vers français a celle-ci : 6 – 6. Le fait que les chiffres français soient inférieurs en moyenne ne représente pas de problème car dans la traduction du grec en français on observe généralement une contraction. Par contre ce qui est vraiment difficile à transformer c’est l’« asymétrie » du vers grec en la « symétrie » du vers français.
La concaténation
Ce phénomène est très courant dans la langue grecque et représente l’une de ses richesses. Tandis qu’il est pour ainsi dire absent de la langue française. Ce qui aggrave cette différence c’est qu’il est surabondant dans l’écriture de Kornaros. Or pour traduire en français un mot qui est la concaténation de deux autres, il est bien souvent nécessaire de rajouter des articles pour expliquer la relation entre les deux mots, constituants de la concaténation. La conséquence immédiate de cette nécessité c’est d’augmenter le nombre de pieds du vers traduit : procédure gênante pour un choix de métrique fixe de 12 pieds .
Le couple
La difficulté de rendre en français un couple de mots qui sert à la rime est due autant aux mots (traduction à sonorité différente) qu’à leur abondance (en raison du contexte). Par exemple considérons le chant B où se déroule le tournoi panhellénique, évènement phare de l’œuvre. Ainsi dans ce chant de par le contexte, les couples suivants sont très fréquents (car l’auteur de l’original en a besoin pour le déroulement de son action) : kavalari-patari, liontari-kavalari ou encore kontari-pallikari, or ces couples se traduisent de la manière suivante : cavalier-tribune, lion-cavalier et lance-palikare. Et ceci rend impossible leur utilisation combinée pour la rime.
La flexion
Un phénomène similaire du point de vue de sa répercussion sur le nombre de pieds de la traduction c’est celui de la flexion. Le grec, langue flexionnelle par excellence, décline pour ainsi dire tout. Cette propriété rend le mot très riche dans la phrase et celle-ci est par conséquent très souple. Par exemple quelle que soit la place dans la phrase d’un mot à l’accusatif celui-ci est aisément repérable par le lecteur comme un accusatif. Alors que le français qui n’a pas cette flexion, supporte la complexité relationnelle des mots dans la structure de sa phrase. Et bien que la phrase poétique française soit plus souple que la normale, elle n’en demeure pas moins beaucoup plus rigide que la grecque. De plus la traduction de la flexion comme pour la concaténation nécessite l’ajout d’articles pour préciser le sens.
Les prénoms
Une autre conséquence de la flexion est la polymorphie des prénoms. La transcription en français du prénom du héros dans le roman est la suivante : Rotokritos (il s’agit du nominatif que nous avons choisi pour désigner de manière univoque le héros), mais à l’accusatif cela devient Rotokrito, au vocatif Rotokrité et au génitif Rotokritou. Ce qui facilite grandement la tâche du poète pour la rime et qui ne peut être le cas en français. En plus la polymorphie des prénoms comporte une autre facette qui est celle des diminutifs et des charitatifs. En effet le véritable prénom du héros c’est Erotokritos, ce qui signifie littéralement « celui qui souffre d’amour » mais cette forme n’est présente que dans le titre de l’ouvrage, celle choisie par l’auteur permet de gagner un pied. Et il utilise aussi Rokritos. Que dirait un lecteur français s’il devait comprendre l’ensemble : Erotokritos, Rotokritos, Rokritos, Rotokrito, Rokrito, Rotokritou, Rokritou comme un seul et même prénom ! Enfin il n’est pas difficile de saisir le fait que comme beaucoup de prénoms masculins grecs se terminent en os et comme cette terminaison est rare en français, la rime déplace nécessairement les prénoms à l’intérieur du vers.
Le vocabulaire
Ce point touche un autre aspect délicat de la traduction de ce roman, à savoir son époque. Le roman appartenant au XVIIème siècle, son vocabulaire est en liaison étroite avec cette époque. Ainsi des notions tout à fait courantes pour cette époque sont devenues à présent obsolètes ou ont complètement disparu et cela rend les notes de traducteur nécessaires à la compréhension du texte par un lecteur contemporain. Voici quelques notes que j’ai *d[u/û] utiliser dans ma traduction du chant de l’Erotokritos.
Bluettes A734 : mot pris dans son premier sens à savoir : petites étincelles.
Ecouteuses A690 : mot rare du XIIème siècle. Personne qui écoute avec curiosité, indiscrétion.
Lait (et miel) A2080 : cette expression attestée depuis l’Antiquité est courante dans les chansons traditionnelles.
Nègrepont B1289 : nom de l’île d’Eubée au moyen-âge.
Palikare A1292 : mot attesté en français depuis 1821. Ici dans le sens de jeune brave.
Remontantes A2016 : en général ce terme ne s’applique qu’à des plantes qui donnent des fleurs ou des fruits deux fois l’an. Ici, il est donc pris dans un sens étendu aux fruits, comme en grec d’ailleurs. D’après Denis Kohler la rareté du phénomène a fait attribuer à la tradition populaire des vertus particulières à ces fruits que l’on offrait aux malades en guise de gage de bonne convalescence.
Tournois A1830 : monnaie vénitienne en bronze.
Véritable A1522 : mot pris dans son premier sens à savoir : qui dit la vérité, qui ne cherche pas à tromper. « Pour vous montrer que je suis véritable… »
Molière
Ce phénomène est encore plus fréquent dans le chant B qui comme nous l’avons mentionné plus haut est le chant dans lequel se déroule le tournoi. Ainsi le vocabulaire qui concerne les armes, les chevaux et les joutes est très abondant. Voici à titre d’illustration quelques unes de nos notes.
Brasse B1638 : (brace « les deux bras, leur longueur » 1080) c’est exactement la même étymologie que pour le mot grec de l’original.
Cabasset B471 : (1284 ; de cabas) ancienn. Casque sans visière.
Coron B245 : nom vénitien de la ville de Koroni.
Denture B1059 : littér. Et didact. Ensemble de dents d’une personne, d’un animal.
Empan B268 : vx. Mesure de longueur qui représente l’intervalle compris entre l’extrémité du pouce et celle du petit doigt, lorsque la main est ouverte le plus possible.
Encoche B14 : partie de le flèche sur laquelle l’on applique la corde de l’arc au moment du tir.
Frontal B1637 : (Fronte, XII, lat. frontalis) bandeau de front. L’original dit littéralement : droit à la tête.