790 - Les ânes de la résistance
N. Lygeros
Traduit du Grec par A.-M. Bras
Quand quelqu’un a en tête l’image classique de l’âne portant la richesse de son maître sans relever la tête, il ne peut s’imaginer le spectacle qu’il y a là-bas à Rizokarpasso. Là-bas à l’extrémité de la terre où il reste seulement des ruines d’églises paléochrétiennes vivent des troupeaux d’ânes en liberté qui par leur présence résistent au régime occupant. Les nôtres les avaient laissés après l’invasion par la force de 1974 et depuis ils ont conquis toute cette région. Ils ne tiennent pas compte des barbelés blancs des occupants et pénètrent dans chaque pseudo-propriété. Ils regardent seulement le bleu prohibé de la mer. Là-bas sont les frontières, là-bas sont aussi les nôtres. Mais les ânes libres le savent et paissent chaque empan de Karpasie occupée. Quand on va les voir avec nos enclavés, on sent comme ils en sont fiers. Dans cette dure vie ils ont trouvé eux aussi un exemple de résistance, un exemple d’opposition. Bien sûr, parmi les nôtres nombreux sont ceux qui ne considèrent pas que l’âne constitue un modèle héroïque et préfèreraient un destrier. Seulement l’histoire a choisi les ânes de Karpasie. Pour nos enclavés aussi, nombreux sont ceux qui souhaiteraient qu’ils soient différents. Mais le problème est le suivant : s’ils étaient différents, resteraient-ils ? Nous ne pouvons pas épiloguer sur notre passé et chaque fois que certains l’ont fait c’était pour justifier les débordements de l’histoire. Nous pouvons seulement parler de notre avenir. Les ânes libres de Karpasie ont démontré avec leur existence que la vie ne baisse pas les bras. Alors pourquoi nous, baisserions-nous les nôtres ? Trente années c’est beaucoup bien sûr, mais c’est aussi beaucoup pour l’avenir. Le substrat de la résistance existe même s’il ne correspond pas au modèle idéal de certains qui de toutes manières ne font rien. Nous, nous devons l’exploiter et le mettre en valeur. Les ânes de Karpasie n’ont ni oublié ni abandonné leur patrie. C’est peut-être à cause de leur obstination. C’est peut-être grâce à leur courage. C’est peut-être parce qu’ils n’avaient pas où aller, seulement peut-être l’ont-ils choisi. L’important n’est pas la parole mais l’oeuvre. Maintenant cette oeuvre nous attend. Car cette oeuvre sera notre vie.