92 - Regards Croisés : comment Kornaros voit les Francs et comment Gibbon voit les Byzantins
N. Lygeros
L’Érotokritos de Vitsentzos Kornaros n’est pas simplement un roman épico-lyrique versifié, c’est une composition énétocrétoise, particulièrement riche et ce n’est pas par hasard s’il est devenu un mythe panhellénique. Kornaros a créé ce mythe grâce à sa grande connaissance de la société crétoise. La singularité de Kornaros provient non seulement du caractère diachronique de la Crète mais aussi de la combinaison de l’Orient et de l’Occident. Ceci est tout à fait clair car dans son oeuvre nous trouvons de nombreuses références à l’Orient et à l’Occident comme par exemple dans les vers : A64, A1234, A1506, B548, B1744, B2129, Ã1557, Ä1621. Cependant cette double influence est encore plus intéressante en ce qui concerne les tournois. La joute de Kornaros, dans le deuxième chant, constitue un amalgame de la littérature de la renaissance italienne et de la tradition populaire byzantine. En ce point l’épopée occidentale devient une histoire orientale et la chevalerie se transforme en grécité. Ainsi avec ce procédé multiple le poète de l’Erotokritos interprète le passé et le destin de la patrie.
Même la guerre de Kornaros, dans le quatrième chant, est tout à fait caractéristique. La croisade initiale de l’Occident dans l’original français devient le siège de l’Orient dans le texte crétois. Et ce sont les assiégés qui intéressent Kornaros non les envahisseurs. Bien sûr, ce choix résulte en partie, comme l’indique Stylianos Alexiou, de l’influence de l’Orlando Furioso d’Ariosto. L’invasion ennemie et la guerre s’inspirent de son oeuvre. De même pour le chevalier noir, le duel pour l’épée perdue et la proposition de mariage avec le fils du roi de Byzance. Néanmoins cette guerre a lieu aux portes d’Athènes, capitale de sa Grèce imaginaire. Aussi ne pourrions-nous pas voir dans cet affrontement une allégorie de la croisade de 1204 contre Byzance ? De ce point de vue, il est tout à fait révélateur que le duel décisif (puisqu’il conclut la guerre) de Rotokritos se fasse avec un Franc qui est le cousin du roi des Valaques, peuple d’origine latine.
Kornaros mentionne explicitement le nom du pays des Francs aux vers 1259 et 1328 qui appartiennent au passage dans lequel intervient le chevalier franc Aristos. Le nom de celui-ci est utilisé à plusieurs reprises dans le texte, par exemple dans les vers Ä1255, Ä1272, Ä1277, Ä1284, Ä1328, Ä1348, Ä1363, … Aristos, à travers le portrait brossé par Kornaros mais aussi son discours d’intention (Ä1279-1286) apparaît comme l’archétype de l’envahisseur : un homme dépourvu d’esprit, une brute avide de combats et de sang, une machine de guerre. En somme un personnage en totale opposition avec Rotokritos qui représente le héros grec par excellence. Les seules qualités qui rendent Aristos digne de combattre notre héros sont sa force et son sens de l’honneur comme le montre le duel. La traduction de l’extrait qui va suivre est d’Henri Tonnet (vers Ä1755-1780 et Ä1789-1793). Le choix de l’orthographe de Rotokritos nous est propre.
“aristos qui avait le désir de voir la fin du combat, et qui ne s’attendait pas à trouver un grand danger comme celui-là, jeta son bouclier, et avec l’une et l’autre main serre son épée, la lève, comme un couteau coupant, assène un coup, visant la tête ; il aurait coupé en deux morceaux une enclume en fer. Mais Rotokritos se retire, met devant lui son bouclier, pour que le coup y porte et ne le blesse pas ; comme si [le bouclier] avait été de cire, c’est ainsi que [l’épée] le traverse, une moitié tombe sur le champ, et l’autre moitié reste [à son bras]. L’épée descend jusqu’à l’encolure du cheval et la coupe en deux ; la bête n’a plus envie de manger ni paille ni picotin. Rotokritos, tel un aigle, sort de sa selle, met pied à terre et attend Aristos de pied ferme. Et lui quand il voit à pied un tel adversaire, pour respecter ce qu’on doit au courage, descend de son cheval. Courroucé plus encore qu’avant, il devient farouche comme un lion et dit à Rotokritos :
– Le jour commence à nous quitter, et je tiens pour honte d’avoir à t’avouer que je te combats depuis si longtemps sans pouvoir te vaincre. Rassemble tout ton courage, mets-y ta force, je te dis que maintenant je frappe plus que jamais, prends garde !
– Ne sois pas si pressé, Aristos, avant que le jour ne tombe, un d’entre nous sera tué et son roi perdra [la guerre] ; le soleil est encore haut et avant qu’il ne baisse, ou cette épée ou la tienne mettra fin [au combat] […]
Les épées nues et brillantes s’élevaient et s’abaissaient, et des étincelles sortaient des armes comme des éclairs. Elles brillent à l’entour, étincellent et fendent l’air. Le fer résonne dans leur forte main. Les coups s’entendent de loin, ainsi que le fracas des armes.”
Si notre hypothèse sur l’allégorie byzantine est exacte il serait intéressant d’analyser le recul de Kornaros vis-à-vis des évènements ainsi que ses connaissances sur cette période pour voir, entre autres, s’il critique les Francs qui ont pris Constantinople ou ceux de son époque à travers les précédents.
Cependant pour mieux comprendre le regard que Kornaros porte sur les Francs, il n’est pas vain d’analyser celui que porte Gibbon sur les Grecs via la conquête des croisés. Notre étude s’appuie sur le célèbre livre de Gibbon : Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain qui est paru en 1788. Pour la quatrième croisade, ce dernier utilise à sa manière le compte-rendu de l’érudit grec Nicétas. Notre analyse sera volontairement linéaire car, pour l’essentiel, Gibbon suit l’ordre chronologique des évènements.
Dans le paragraphe intitulé : Assemblée de la croisade et le départ de Venise. 8 octobre 1202., nous trouvons une référence à la Sclavonie. En effet les croisés pillèrent la ville de Jadera et en note, Gibbon nous apprend que : “Jadera, aujourd’hui Zara, était une colonie romaine qui reconnaissait Auguste pour son fondateur. Elle a environ, dans l’état présent, deux milles de tour, et contient cinq à six mille habitants ; mais elle est très bien fortifiée, et tient à la terre ferme par un pont.”
Cette configuration nous rappelle celle de Monemvassia cf. le sire de Sclavonie dans le chant B de l’Érotokritos et l’idée d’Egil Danielsen que nous avons analysée dans un précédent article.
Dans le paragraphe Départ de Zara pour Constantinople, 7 avril 1203. Arrivée le 24 juin. Gibbon s’exprime ainsi : “Les Vénitiens pressèrent vivement le départ, et cachèrent probablement, sous l’extérieur d’un zèle généreux pour Alexis, leurs ressentiments contre sa nation et contre sa famille. La préférence accordée récemment à la république de Pise, leur rivale dans le commerce, blessait leur cupidité ; et ils avaient de longs et terribles comptes à régler avec la cour de Byzance.” Cette affirmation est difficilement contestable dans le contexte vénitien. C’est fait connu en Crète que les Vénitiens étaient d’abord des commerçants avant d’être des catholiques.
Un peu plus loin Gibbon signale que : “Les confédérés firent une descente dans les îles de Nègrepont…” Comment ne pas remarquer que c’est le lieu d’exil de Rotokritos dans le troisième chant et que c’est de cet endroit qu’il revient pour aider le roi Héraklès dans le siège d’Athènes. Toujours dans le même paragraphe Gibbon écrit :” Les provinciaux grecs, sans patriotisme et sans courage, n’entreprirent point de résister.” Cette fois l’opinion de Gibbon est injustifiable car sans fondement historique. Néanmoins cette phrase a une grande valeur dans le sens où elle est révélatrice de l’état d’esprit de Gibbon à l’encontre des Grecs. Tout cela est plus clair dans L’empereur tente inutilement une négociation : “Il pourra paraître extraordinaire qu’en racontant l’invasion d’un grand empire, je n’aie point parlé des obstacles qui devaient s’opposer au succès des conquérants. Les Grecs manquaient, à la vérité, de courage ; mais ils étaient riches et industrieux, et ils obéissaient à un prince absolu. Mais il aurait fallu que ce prince pût être capable de prévoyance tandis que ses ennemis furent éloignés, et de courage dès qu’il les vit approcher.” De nouveau Gibbon reprend la même thématique que précédemment mais avec plus de vigueur et en donnant une nouvelle indication. Ses critiques vont initialement à l’encontre du prince puis subrepticement elles s’étendent à l’ensemble de la population grecque. C’est ainsi qu’une critique, sans doute non dépourvue d’arguments, devient un préjugé indigne surtout de la part d’un historien qui se doit et qui se vante d’être objectif. Sinon, comment comprendre le passage suivant : Passage du Bosphore. 6 juillet ” À peine les chevaliers en selle commençaient à former leurs escadrons et à baisser leurs lances, que les soixante-dix mille Grecs disparurent.” Le propos est tellement exagéré qu’il en devient pathétique. Seule la rhétorique est capable de rendre simultanées deux actions aussi différentes que l’abaissement des lances et le mouvement de 70000 personnes.
Dans Premier siège et conquête de Constantinople par les Latins. 7-18 juillet, nous trouvons ceci : “Les Grecs, indifférents pour leur patrie, avaient été réveillés par le danger où se trouvait leur religion ; mais ils fondaient leur principal espoir dans le courage des gardes varangiennes, composées, au rapport des historiens, de Danois et d’Anglais.” L’approche de la mentalité grecque de la part de Gibbon est fort surprenante. Comment concilier le fait que pour Gibbon les Grecs si dépourvus de qualités soient en même temps extrêmement sensibles au problème de la religion qui bien qu’elle soit mêlée à la tradition n’en demeure pas moins un sentiment spirituel. Nous pensons que la critique de Gibbon est encore plus subversive. En effet il est difficile de reprocher à un peuple d’aimer sa patrie. Par contre on peut lui reprocher son attache à une religion “ennemie” en l’occurence l’orthodoxie. Il ne faut pas oublier la nature du lectorat de Gibbon. Ainsi Gibbon, à sa manière, montre que les Grecs n’ont pas même le noble sentiment d’aimer leur patrie mais qu’en plus leur religion “ennemie” est l’unique moteur non pas de leur résistance mais de leur foi en le courage des gardes varangiennes. Quelle incohérence dans cette idée qu’il a de la religion grecque. Et cela est pire encore car son hypothèse est fausse. En effet le sentiment de grécité est antérieur et supérieur au sentiment religieux.
À partir de Querelles entre les Grecs et les Latins le ton de Gibbon est légèrement différent car, cette fois, il doit rendre compte de faits et non faire de la rhétorique sur le caractère des Grecs. Et puis en même temps il s’agit pour lui de faire, en partie du moins, l’apologie des actes francs. Pour cela, Gibbon va devenir plus précis en mentionnant, par exemple les Flamands sous couvert de citer Nicétas. À propos de ce dernier Gibbon le cite pour l’exploiter ou le dénigrer suivant les buts de son discours. “L’invasion des Français dissipa l’illusion qui durait depuis plus de neuf siècles. Les Grecs aperçurent avec étonnement que la capitale de l’Empire romain n’était point inaccessible à une armée ennemie.” Que dire de plus, si ce n’est que c’est vrai et affligeant. “En l’absence de Boniface et du jeune empereur, une calamité funeste affligea la ville de Constantinople, et on put en accuser justement le zèle indiscret des pèlerins flamands.” Gibbon ajoute en note : “Nicétas est positif dans ses accusations, et charge particulièrement les Flamands ; mais il regarde mal à propos leur nom comme ancien. Villehardouin disculpe les barons, et ignore ou affecte d’ignorer le nom des coupables.”
Mais lisons à présent le récit de cette calamité : “En parcourant un jour la capitale, ils furent scandalisés à la vue d’une mosquée ou d’une synagogue où l’on adorait un seul Dieu sans lui adjoindre un fils ou un associé ; leur manière ordinaire d’argumenter avec les infidèles était de les poursuivre le fer à la main, et de réduire en cendres leurs habitations ; mais ces infidèles et quelques chrétiens du voisinage entreprirent de défendre leur vie et leurs propriétés, et les flammes allumées par le fanatisme consumèrent indistinctement les édifices les plus orthodoxes. L’incendie dura huit jours et huit nuits, et consuma une surface d’environ une lieu depuis le port jusqu’à la Propontide, composant la partie la plus peuplée de Constantinople. Il ne serait pas facile de calculer le nombre d’églises et de palais réduits en cendres, la valeur des marchandises consumées ou pillées, et la multitude des familles réduites à l’indigence. Cet outrage, qu’en vain le doge et les barons affectèrent de désavouer, rendit le nom des Latins encore plus odieux au peuple.” Il n’est, tout d’abord, pas difficile de remarquer que pour Gibbon les coupables sont les Flamands et que ceux qui sont rendus responsables sont les Latins. Dans son esprit, c’est donc le peuple grec qui fait un amalgame malheureux. Ensuite que dire en matière de religion qui ne soit en contradiction avec l’opinion de Gibbon. Comment expliquer que l’on puisse trouver une mosquée ou une synagogue dans un lieu si attaché à “la” religion ? Comment expliquer que des “chrétiens” et des “infidèles” s’unissent pour se défendre contre un agresseur “chrétien” ? N’est-ce pas plutôt le sentiment de patrie ainsi que le refus d’une ingérence barbare qui sont en jeu ? Enfin comment justifier ce “malheureux” incendie provoqué par des croisés qui devaient initialement sauver les Terres Saintes ?
Mais le pire est à venir. Et cela est fait dans Pillage de Constantinople. “Les flots de sang que fait couler Nicétas peuvent être réduits au massacre de deux mille de ses compatriotes égorgés sans résistance, et on ne peut pas même en accuser entièrement les conquérants : le plus grand nombre fut immolé par la colonie latine que le Grecs avaient chassée de la ville, et qui se livrait aux ressentiments d’une faction triomphante. Quelques-uns de ces exilés se montrèrent cependant plus sensibles aux bienfaits qu’aux outrages, et Nicétas lui-même doit sa vie à la générosité d’un marchand vénitien. Le pape Innocent accuse les pèlerins de n’avoir respecté, dans leur emportement de débauche, ni le sexe, ni l’âge, ni la profession religieuse ; il déplore amèrement que des oeuvres de ténèbres, des viols, des adultères et des incestes aient été commis en plein jour ; et se plaint de ce que de nobles matrones et de saintes religieuses furent déshonorées par les valets et les paysans de l’armée catholique.” Gibbon note que Villehardouin ne parle point de ces accidents communs à la guerre. Il est difficile de dire quelle est la question la plus pénible que sous-entend cette note : les faits mentionnés sont-ils réels ou méritent-ils d’être mentionnés ?
Dès le début Gibbon essaie de minimiser les actes francs. Il tente donc de démontrer l’exagération des propos de Nicétas. Et pour cela il nous parle d’un massacre de “seulement” deux mille Grecs ! Et puis selon ses propres termes les conquérants, c’est-à-dire les Francs, ne sont pas les principaux responsables de ce massacre. Pour lui la responsabilité de cette calamité revient à la colonie latine. Cela peut paraître, au premier abord, un simple détail. Mais ce n’est point le cas car la colonie latine se “venge” d’avoir été chassée. Pour Gibbon, il existe donc une raison à ce massacre et c’est la vengeance. Il est effectivement plus noble d’agir par vengeance que par cupidité et barbarie ! Toujours dans sa politique de précision, Gibbon nous dit bien que le marchand généreux qui sauva Nicétas était Vénitien. Ensuite il mentionne, de manière détaillée, la désapprobation du pape Innocent sur le comportement de ses “pèlerins”. À ce propos nous nous devons de remarquer le caractère ambigu de la phrase. En effet nous pourrions nous demander quelle aurait été l’opinion du pape si les “oeuvres de ténèbres” avaient été commises dans la nuit. Enfin, toujours dans sa méthode de discrimination, Gibbon nous apprend que les coupables sont les valets et les paysans. La noblesse, elle, se contente d’ignorer “ces accidents communs à la guerre”. Quel lecteur serait assez naïf pour la disculper ? Mais Gibbon n’en a pas fini et il poursuit : “Il est assez probable que la licence de la victoire servit d’occasion et d’excuse à une multitude de péchés ; mais la capitale de l’Orient contenait sans doute un nombre de beautés vénales ou complaisantes suffisant pour satisfaire les désirs de vingt mille pèlerins, et le droit ou l’abus de l’esclavage ne s’étendait plus sur les femmes.” Les hommes ont été massacrés et les femmes violées mais Gibbon nous “explique” que les morts étaient peu nombreux et les victimes “vénales ou complaisantes”. Après cela, comment pourrions-nous qualifier Gibbon d’historien pas même digne de foi mais tout simplement digne.
Mais nous ne sommes pas au bout des contradictions de Gibbon comme le montre le passage Misère des Grecs. “Il semblerait au premier coup d’oeil que les richesses de Constantinople ne firent que passer d’une nation chez l’autre, et que la perte et la douleur des Grecs furent exactement compensées par la joie et l’avantage des Latins ; mais dans le jeu funeste de la guerre, le gain n’égale jamais la perte, et les jouissances sont faibles en comparaison des calamités. Les Latins n’obtinrent qu’un plaisir illusoire et passager, les Grecs pleurèrent sur la ruine irréparable de leur patrie ; le sacrilège et la raillerie aggravaient leur misère.” Comment ne pas voir l’aspect contradictoire des propos de Gibbon qui quelques lignes auparavant signale que :”Les Grecs, indifférents pour leur patrie…” Si les Grecs n’étaient que “riches et industrieux” quel est alors le but de ce terrible paragraphe ? Désormais il est clair que Gibbon est totalement conscient des préjugés qu’il a sur la mentalité des Grecs.
Passons maintenant au pénible passage Sacrilèges et railleries.
“Les Latins, entraînés par la licence et l’esprit de parti, pillaient et profanaient des églises. Après avoir arraché des calices les perles et les pierres précieuses dont ils étaient ornés, les pèlerins s’en servirent en guise de coupes. Ils jouaient et buvaient sur des tables où étaient représentées les figures de Christ et de ses apôtres, et foulaient des pieds les objets les plus vénérables du culte des chrétiens. Dans l’église Sainte-Sophie, les soldats déchirèrent en lambeaux le voile du sanctuaire pour en arracher la frange d’or ; ils mirent en pièces et se partagèrent le maître-autel, monument de l’art et de la richesse des Grecs ; on chargeait, au milieu des églises, sur des mulets et des chevaux, les ornements d’or et d’argent qu’on arrachait des portes et de la chaire ; et lorsqu’ils pliaient sous le fardeau, leurs impatients conducteurs les poignardaient, et leur sang inondait le pavé du sanctuaire.” Cette description suffit à elle seule à exprimer l’indicible de cette page de l’histoire.
À la destruction physique temporelle suit la destruction de la mémoire diachronique comme nous allons le voir dans le passage Destruction des statues. “Les Grecs conservaient avec vénération les monuments de leurs ancêtres qu’ils ne pouvaient pas imiter, et nous ne pouvons nous empêcher de partager la douleur et le ressentiment de Nicétas, lorsqu’il rapporte la destruction des statues de Constantinople.” Même dans sa “compassion” Gibbon parvient à critiquer les Grecs puisqu’il les juges indignes de leurs ancêtres. “Les croisés, dans leur cupidité incapable de sentiment, brisèrent ou fondirent les autres statues de cuivre dont je viens de donner le détail ; le prix et le travail de ces ouvrages disparurent en un moment. Le génie des artistes s’évapora en fumée, et le métal grossier, converti en monnaie, servit à payer les soldats.” Pour la première fois, enfin, les croisés sont considérés comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire cupides. “Une grande partie des écrits de l’antiquité, perdus aujourd’hui, existaient encore au douzième siècle ; mais les pèlerins n’étaient empressés ni de conserver ni de transporter des volumes d’une langue étrangère. La multiplicité des copies peut seule perpétuer des papiers ou des parchemins que le moindre accident peut détruire ; la littérature des Grecs était concentrée presque en totalité dans la capitale, et sans connaître toute l’étendue de notre perte, nous devons vivement regretter les riches bibliothèques consumées dans les trois incendies de Constantinople.” Du point de vue de la mémoire, il s’agit sans doute d’une des plus grandes pertes non seulement pour la Grèce mais pour l’humanité.