930 - De Grillparzer à Gödel
N. Lygeros
Dans les notes de Wittgenstein nous pouvons retrouver pour l’année 1931, une citation de Grillparzer à savoir : « Comme on se meut facilement dans ce qui est grand et lointain, et comme il est difficile de saisir ce qui est proche et singulier… ». Ici, nous ne souhaitons pas interpréter la raison de ce choix, nous nous contenterons du fait qu’elle a été notée par Wittgenstein et qu’en ce sens elle mérite que nous lui prêtions attention si nous désirons vraiment comprendre le mode de fonctionnement de sa pensée.
En l’occurrence, il ne s’agit que d’une donnée extrinsèque qui n’est a priori pas caractéristique de sa mentation. Cependant nous ne pouvons manquer de constater que cette citation malgré son propre intérêt n’est pas sans rappeler un schéma mental connu à savoir celui de la difficulté d’introspection. Nous retrouvons sans cesse dans la pensée de Wittgenstein la problématique du modèle personnel. En somme du problème de la transposition et de la projection. Nous pouvons certes parler de quelqu’un mais comment parler comme lui ? Nous pouvons certes penser à quelqu’un mais comment penser comme ce dernier ? Et même si c’était le cas, comment pourrions-nous le vérifier puisque nous n’avons pas un accès direct à son mode intrinsèque. Ainsi la difficulté théorique est double et cet obstacle est tout à fait caractéristique de la théorie des modèles mais aussi de la pensée de Wittgenstein. En chaque homme se trouve pour ainsi dire, une singularité sur laquelle sa propre pensée s’effondre car elle constitue un élément fondamental irréductible. Le système intrinsèque est hors équilibre lorsqu’il se concentre sur lui-même. Comme si l’instrument était fait pour voir et non pour se voir. Sa définition interne utilise l’externe et le retour sur lui-même aliène sa nature. C’est ce schéma mental que nous retrouvons dans cette citation de Grillparzer. Mais cela ne suffit pas à épuiser le contenu de celle-ci. Car en son sein nous retrouvons le problème du particularisme ; le fait que même une théorie globale ne puisse expliquer certains problèmes locaux. Il est facile à un mathématicien de comprendre que même une information infinie au niveau local ne donne pas forcément une information globale mais il est plus difficile de percevoir comment pourrait ne pas fonctionner l’opposé. Il n’est pas aisé de se rendre compte que le grand, le lointain finissent par absorber des informations qui sont nécessaires pour comprendre le proche et le singulier.
Dans cette extension qui représente la généralisation, il existe des structures qui ne supportent pas la transformation ainsi que le montre la méthode démonstrative de Grothendieck aussi la théorie générale semble dépourvue de structures locales et se retrouve désarmée face au particularisme donné. Nous arrivons donc à percevoir via cette énigmatique citation un paradoxe surprenant à savoir l’incapacité inhérente du général à expliquer le particulier. En somme le paradoxe se résout en mettant en évidence l’aspect gödelien de ce second schéma mental. Il y a en cela un dépassement des objectifs non seulement du Tractatus logico-philosophicus mais plus généralement du cercle de Vienne. Cependant il ne faudrait pas oublier que tout se passe en 1931 aussi ne tentons pas d’expliquer l’inexplicable.