1872 - La pensée graphique de Leonardo da Vinci
N. Lygeros
En analysant les carnets de Leonardo da Vinci comme le ferait un mathématicien, ainsi qu’il le désirait lui-même, nous ne pouvons nous empêcher de penser à la thématique des démonstrations sans mot, cette catégorie spéciale des mathématiques cognitives pour employer une terminologie plus contemporaine. Il y a dans les dessins du Maître de nombreux schémas mentaux qui mettent en évidence non seulement sa compréhension et sa vision des phénomènes, mais aussi combien il était en avance sur le mode de pensée de la scolastique et de ses découvertes. Dans son Traité sur la Peinture, il ne s’intéresse qu’à l’essentiel, il ne contextualise pas. Il n’explique pas, il dessine. Car à travers le schéma, nous n’imaginons pas le concept, nous le voyons. Il pousse sa méthodologie à l’extrême dans son traité. D’une part cela s’explique par le fait que le sujet s’y prête naturellement et d’autre part sa volonté de systématiser sa pensée le conduit à schématiser le mental. Il utilise la même technique que pour l’anatomie. Ainsi il exploite à fond le principe que nous ne voyons que ce que nous comprenons. En examinant ses dessins nous pouvons voir directement ce qu’il a compris. Le schéma global de Leonardo da Vinci est simple, presque trop simple pour certains critiques sans doute cultivés mais dénués de l’intelligence nécessaire à l’appréhension de l’oeuvre. Tout est expérience, même si cela s’étend souvent à l’expérience de pensée, et tout est application du principe mathématique. Séparément ces deux axiomes sont clairs. Seulement la combinaison des deux peut aisément engendrer un paradoxe pour ceux qui confondent modèle et réalité. Dans le cadre de la modélisation la plus classique, sans passer par une théorie strictement mentale, le modèle est un assemblage d’entités mathématiques qui doit sans cesse être testé via l’expérience pour savoir s’il s’adapte bien aux données de la réalité et s’il est capable d’absorber de nouveaux éléments après sa création.
Aussi il est préférable de voir le traité de la peinture comme l’exposé d’un modèle théorique qui a été tenté à maintes reprises par Leonardo da Vinci dans les conditions extrêmes afin d’éliminer les défauts structurels visibles ou pas chez ses prédécesseurs. Certes sa pensée graphique peut paraître sophistiquée et technique surtout pour son époque. En réalité il n’en est rien. Elle est construite comme une axiomatique libre qui permet l’imbrication de thèmes complexes mais nécessaires à la conception de la peinture. Car celle-ci, chez Leonardo da Vinci, est d’abord pensée, et seulement après exécutée. Elle est le résultat d’une élaboration théorique cohérente et non l’expression d’une frénésie improvisée. C’est pour cette raison qu’il est plus judicieux d’interpréter ses tableaux comme de véritables démonstrations sans mots qui sont le résultat de l’application de ses principes théoriques. Chaque tableau est un aboutissement et non un jet.