796 - Les paysages musicaux
N. Lygeros
Il y avait dans cette musique, une indéniable étrangeté comme si elle cachait en elle un secret inavoué ou une ancienne blessure. Dans cette crypte musicale, se trouvaient les morceaux d’une époque révolue. Il ne restait plus que cela. Sans cette musique, le silence écrasait toute mémoire. Avec cette musique, tout prenait forme à nouveau. Chaque note était un monde retrouvé. Entre les noires et les blanches, les souvenirs devenaient plus puissants et plus intenses. Dans l’amalgame musical, les déchirures se croisaient comme pour marquer le temps. C’était en ce sens que cette musique possédait l’inexorable. L’histoire du peuple avait été gravée pour ne pas être oubliée. Aucune torture n’avait été méprisée ou mise à l’écart. Aucun fil de l’histoire n’avait été abandonné. Tous formaient ce canevas musical dont nul ne voyait la couleur. Et pourtant en écoutant cette musique, il était pour ainsi dire impossible de ne pas créer des images dans son esprit. Chaque nouvelle écoute peignait avec plus de précision ces paysages musicaux.
Dans cette solitude que dégageaient ces paysages musicaux, chaque homme pouvait se noyer sans espoir de retour. L’un pouvait voir une petite église sur un îlot au milieu de l’océan. Un autre, un navire voilé venu d’un lointain passé. Encore un autre, un chantre byzantin dans une église abandonnée. Enfin un dernier, un paysan pauvre en train de mordre sa terre bien aimée avant de partir en exil. Chacun seul dans sa solitude pouvait contempler les paysages musicaux et saisir la profondeur séculaire d’une histoire oubliée au bord du ciel et de la mer. Toutes ces solitudes réunies avaient créé la légende des siècles. La seule capable de traverser le temps. La seule capable de mourir pour les autres.
Les paysages musicaux s’étendaient sur le monde comme la patine du temps. En les écoutant, les hommes voyaient le monde avec un autre regard plus profond mais aussi plus tendre. Ils n’avaient plus aucun espoir et ils savaient qu’ils étaient seuls. Mais la nostalgie de cette musique les apaisait. Il faudrait tout reconstruire à nouveau à partir des rares vestiges de leur mémoire. Ils devraient ouvrir les portes du monde sans attendre aucune aide. Ils n’avaient plus rien à perdre alors ils seraient les premiers. Les premiers à se battre. Les premiers à résister. Les premiers à se sacrifier. Voilà ce qu’ils percevaient à travers les paysages musicaux.