739 - Libre arbitre et Liberté conditionnée
N. Lygeros
Dans une société de masse qui peut se targuer d’avoir un libre arbitre ? La paresse intellectuelle aidant, l’inertie due à la taille de la population a fini par se soumettre totalement au régime prôné par le système. L’absence de volonté individuelle qui pourrait remettre en cause un prétendu droit au bonheur a désarmé tout acte. Il ne s’agit plus d’un acte révolutionnaire conçu par une idéologie. Non celui-ci semble désuet pour le consensus social. L’acte conçu comme mode d’expression, l’acte seulement opératoire est totalement intégré dans le système. Ne le voit-on pas même avec les manifestations politiques qui ne sont somme toute pas plus dérangeantes que des manifestations artistiques. Il est d’ailleurs révélateur que la manifestation soit le refuge de celui qui ne sait comment agir autrement. Seulement le système étatique a une parfaite maîtrise de ce type de manifestation qui s’élève avec peine au rang de friction interne de l’appareil. Alors qu’initialement la manifestation représente l’expression du libre arbitre, une fois normalisée, canonisée, légalisée, elle n’est plus qu’une liberté conditionnée. Dans les sociétés de masse, l’autorité directe consomme beaucoup d’énergie alors qu’une autorité latente et diffuse obtient les mêmes résultats. Il n’est pas important de réduire à néant toute liberté intellectuelle et tout libre arbitre d’un individu car alors il n’aurait plus rien à perdre et pourrait devenir dangereux. Il est préférable que cet individu se sente libre même s’il ne l’est pas en réalité. Castré, maîtrisé, il est libre dans un enclos social. Il s’exprime, élève sa voix, donne sa voix, manifeste mais toujours au sein de cet enclos tissé par le social. Ne serait-ce qu’étatiquement, la liberté de chacun est inconcevable avec les données des sociétés de masse. En réalité, dans ce type de société tout homme est libre de faire la même chose que les autres. L’intelligence du système lui procure l’impression d’être unique alors qu’il effectue les mêmes choix que son voisin, ses voisins et des inconnus. L’individu n’a plus aucune importance à partir du moment où l’ensemble est contrôlé par le système. L’individu est libre d’évoluer dans sa prison sans murs. Et c’est lui-même qui se place dans ce contexte pour son propre bien-être. A force d’assurer sa vie, il vit sa propre mort tout au long de sa vie. Il a vendu sa propre existence pour avoir de l’argent. Esclave par décision conditionné, il se sent libre de ses gestes sans se rendre compte qu’il a perdu avant de jouer. A l’instar de la masse d’individus qui alimentent les caisses de l’état non pas par un impôt mais en jouant au loto. Toute leur vie est attachée à des mouvements aléatoires de boules alors que pour le système, ces boules sont libres d’annoncer le destin des individus car globalement cela n’affecte pas son propre comportement. L’invariance globale de la structure est le maître mot de cette politique. L’individu n’est qu’un détail dans le paysage social, une automobile sur l’autoroute de la décision. Aussi son action locale n’a aucune importance. Il a beau se penser libre, il n’est qu’un pantin manipulé. Il a beau admirer au cinéma l’équivalent de cette idée, cela ne le dérange aucunement. Après tout, il est si confortable d’être dans une matrice ou dans un empire. Cependant le plus drôle, si cette expression n’est pas incongrue dans ce contexte, c’est sans doute l’ensemble des militants politiques qui effectuent sans le savoir des expériences non seulement similaires mais absolument identiques en termes de schémas mentaux. Car ces militants alors qu’ils sont inclus dans le système comme l’ensemble des personnes, pensent être capables non seulement de changer le monde mais surtout convaincre les autres qu’ils sont capables de le faire. Ils nous rappellent sans aucun effort de mémoire, ces hommes qui n’en avaient que le nom, qui dans les camps de concentration maltraitaient leurs compatriotes pour être d’abord repérés par le système et ensuite exploités par ce dernier. Ce sont aussi ces hommes qui ont permis à des poignées de tortionnaires d’écraser la volonté de milliers de personnes et d’empêcher de véritables révoltes. En effet ces dernières ont été rarissimes alors que dieu sait que ces individus n’avaient plus rien à perdre. Mais sans doute même ce rien, s’il est amplifié par l’espoir du changement, est nettement supérieur au libre arbitre de chacun. Les individus sont libres comme des enfants dans une cour d’école. Ils sont libres jusqu’à l’heure de la sonnerie sans espoir que le glas a déjà sonné.