332 - L’émotion dans la création et la création dans l’émotion
N. Lygeros
Chaque création véritable est la mort d’un passé. Une déchirure temporelle qui ne reviendra plus en arrière. Avec la création, tout geste, toute action prend un nouveau sens et un sens nouveau. Elle donne un caractère irrévocable à la vie, elle lui donne, en sacrifice, un sens. Aussi comment l’émotion pourrait-elle ne pas intervenir dans cette métamorphose ? Sans l’épitaphe point de résurection ! Chaque création pleure un passé perdu. Elle enfante le sentiment du futur dans la douleur d’un passé qui meurt dans le présent. C’est une blessure dans le continuum de l’existence dépourvue de vie à l’instar de la vie qui est une blessure dans le néant.
L’émotion naît de la tension que crée l’acte créatif en plaçant le système hors équilibre. La création engendre la vague de l’émotion à partir des profondeurs de l’océan de la pensée. Celle-ci par sa complexité structurelle construit un édifice sur les sentiments ; ces pensées originelles. Et c’est de l’effondrement de la structure que naît l’émotion. Tout le passé a crée un présent pour l’offrir au futur. La réussite d’une mise en scène ne peut avoir lieu sans la perturbation intense des acteurs et la répétition qui pas à pas, les changent, c’est son mode d’action. Cependant tout cet assemblage que les hommes nomment le théâtre ce n’est qu’en mourant sur scène qu’il devient vie. C’est sa disparition qui donne sa force au théâtre. Car le public, ce morceau d’humanité ne voit plus une troupe qui s’efforce de jouer une pièce mais des hommes et des femmes qui souffrent dans la vie.
Pourtant avant cette création d’émotion il existe une autre émotion. C’est celle qui a emporté son auteur dans la vie de sa création. Il se construit dans un univers mental tel un caméléon dans un monde où règne uns seule couleur. Chaque tesselle du monde construit son espace mental une mosaÏque humaine, trop humaine pour en rester là. Dans sa pensée, cette émotion se développe pour construire un modèle : pensée sur pensée, carré blanc sur carré blanc. Car notre meilleur modèle, c’est notre pensée. Puis dans sa volonté de souffrir, elle déborde la réalité. Alors la penséé s’écoule sur le monde et devient actrice, le temps d’une représentation mentale.
L’intime et le singulier deviennent le monde et l’universel à travers la création. La poésie, cette création par excellence, s’écorche sur les rochers de la réalité et c’est en mourant sur le rivage d’une terre nommée monde qu’elle donne vie à l’émotion des hommes. Néanmoins rares sont les hommes à réaliser que l’océan, c’est les larmes du monde, qu’il est né pour souffrir pour les autres et que chaque larme est un morceau d’océan. La création est un mouvement de cet océan et si l’émotion naît de cette émotion c’est que cet océan n’est qu’émotion.
Les gens ne voient dans l’intelligence extrême qu’une forme dégénérée des hommes normaux, une sorte de machine sans âme où tout geste est calculé. Ils oublient cependant que nous ne voyons que ce que nous comprenons. Seulement comment voir une entité qui ne cesse de mourir pour que les autres vivent ? Comment voir l’invisible couleur qui est responsable de tous les autres ? Comment saisir les profondeurs d’un océan lorsque nous sommes insensibles aux larmes ?
Dans un monde envahi par les adjectifs qualificatifs, comment voir ces créations qui ne sont qu’émotions, ces êtres qui ne sont que des hommes ?