310 - La bataille de Chéronée et la défense sicilienne : un même schéma mental stratégique
N. Lygeros
En 338 avant J.C., se déroula une des plus célèbres batailles de l’Antiquité grecque à Chéronée qui se trouve sur le Céphise, près de Thèbes. Elle opposa l’armée macédonienne et une coalition thébo-athénienne. Le déroulement de la bataille et la victoire de Philippe II et d’Alexandre constituent depuis cette époque un exemple classique de la suprématie de la stratégie. Cette dernière fut construite sur l’analyse des moyens des forces présentes et leurs caractéristiques militaires, sans oublier le choix du champ de bataille rendu nécessaire par la domination maritime des Athéniens.
Les points forts de l’armée macédonienne étaient les suivants : supériorité des lances (arme de la phalange macédonienne) ; grande mobilité et vitesse de la phalange ; cavalerie très expérimentée, dirigée par Alexandre lui-même. Les points faibles : infériorité numérique ; combat contre une armée expérimentée et reconnue. Seulement les adversaires avaient un point faible. L’aile gauche de leur armée était couverte par des hoplites locaux légèrement armés et placés près de l’acropole de Chéronée, à leur côté des soldats athéniens lourdement armés et enfin sur l’aile droite le fameux corps sacré thébain.
Philippe II attaqua le premier le point faible avec la section la plus efficace de son infanterie. Sous sa pression, le centre athénien se déplaça sur la gauche pour soutenir l’aile affaiblie. Alors Philippe II commença à battre retraite. Ses adversaires brisèrent leurs lignes pour pourchasser l’armée macédonienne. Hormis l’aile gauche, le centre athénien s’avança lui aussi pour ne pas perdre le contact avec les macédoniens, laissant ainsi l’armée thébaine isolée qui subit l’attaque de la cavalerie d’Alexandre. Une fois éliminée, Alexandre se retrouva derrière les Athéniens. Poursuivant leur stratégie, Philippe II contre-attaqua et les hoplites athéniens furent pris en tenaille. Ce qui scella leur sort.
En 1972, se déroula l’une des plus célèbres batailles du monde échiquéen à Reykjavik. Elle opposa l’américain Bobby Fischer au soviétique Boris Spassky. Au cours de ce match qui comporta 21 parties, les deux adversaires choisirent la défense Sicilienne par 7 fois. Comme la seconde partie fut un forfait et que le Gambit Dame refusé a été joué 4 fois, nous voyons que la défense sicilienne fut de loin la plus jouée de toutes les ouvertures de ce match. Plus précisément, elle a été choisie 4 fois par Fischer et 3 fois par Spassky. En ce qui concerne les variantes, la plus jouée fut celle de Najdorf (3 fois dont une victoire de Spassky) puis l’attaque Rauzer (2 fois), ensuite la variante Sozine (1 fois) et enfin la défense Paulsen (une victoire de Fischer) qui fut la dernière partie de ce match.
Pour simplifier, même si cela paraîtra réducteur pour les spécialistes, l’essence de la défense sicilienne dont le choix dépend des noirs consiste à laisser le contrôle du centre par les blancs, subir leur attaque sur l’aile roi et contre-attaquer sur l’aile dame. Nous retrouvons cette idée sur l’ensemble des variantes classiques de la sicilienne à savoir : fermée, classique, scheveningue, dragon, contemporaine et moderne. Nous retrouvons ainsi la même logique de conduite que nous avons observée dans la stratégie macédonienne et que nous pouvons formuler selon le schéma mental suivant : décomposition de la structure en trois parties : aile gauche – aile roi – aile faible (hoplites locaux), centre puissant (soldats athéniens), aile droite – aile dame – aile forte (corps thébain), enfoncement apparent de l’aile faible, incitation au déplacement central, séparation tactique, isolement de l’aile forte, contre-attaque, tenaille, conclusion centrale.
La mise en évidence de la même structure profonde à savoir le schéma mental stratégique, montre la pertinence de la caractéristion par Porter de la stratégie des entreprises : la stratégie consiste à faire des choses différentes de celles de la concurrence ou faire la même chose d’une manière différente. Dans tous les cas, elle demeure essentiellement incomparable. Il ne s’agit pas de faire mieux mais de faire autrement. Car à nouveau, c’est la différence (de la stratégie) qui fait la différence (de la réalisation). Seulement ceci n’est possible que dans le cadre d’un raisonnement non uniforme car le schéma mental provient d’une abduction créative.