298 - Trace linguistique morellienne et schéma mental spécifique
N. Lygeros
Dans notre article : procédé scaldique associatif généralisé et méta-structure sémantique cognitive, nous avons montré à travers le procédé de vocabulaire du mètre scaldique et sa généralisation qu’un mot n’est pas une simple terminologie linguistique mais un véritable univers ramifié mental. Sa présence physique dans le vocabulaire, révèle via le langage une structure de la pensée. De ce point de vue, il est naturel de penser que des mots spécifiques sont des marqueurs de schémas mentaux spécifiques. Cette fois, nous voulons étudier les mots uniques. Par cette expression, nous n’entendons pas les mots qui sont habituellement désignés par celui d’apax (ou hapax). Car ce terme linguistique correspond à un mot, une forme, un emploi dont nous ne pouvons relever qu’un seul exemple à une époque donnée. Historiquement, cette dernière appartient à l’antiquité mais elle s’est étendue par la suite. D’ailleurs le mot apax lui-même, comme nous l’indique la philologie provient de l’antique expression : apax légoménon qui signifie littéralement : chose dite une seule fois.
Tandis que notre objectif, au sens stratégique du terme, est l´etude de ces mots qui n’ont pas d’équivalent dans d’autres langues et que nous ne pouvons traduire que de manière périphrastique lorsque cela est nécessaire. Ce ne sont donc pas des mots dits une seule fois ou dont nous observons qu’une seule attestation dans les écrits. Ce sont des mots si spécifiques que l’unique façon de les absorber dans une autre langue consiste à les transcrire. A ce niveau de notre définition un exemple concret serait celui du mot samouraï (ou samurai). Ce mot japonais, attesté en français depuis 1885, désigne un guerrier japonais de la société féodale sur une période allant du Xème siècle à la fin du XIXème siècle. Le corps de ces nobles de caste militaire a été dissout en 1871. Ainsi, le mot samouraï (qui est donc une transcription en français comme en grec) est un mot ancré dans l’espace (Japon) et le temps (X-XIX siècles). C’est uniquement en cela qu’il est spécifique.
En effet, sa caractéristique provient de l’histoire spécifique d’un pays, en l’occurrence le Japon. Cependant l’unicité qui nous intéresse n’est pas celle-ci car finalement cette dernière relève de l’ordre technique à l’instar d’un mot comme le mot russe samovar (attesté en français depuis 1855 et en grec sous la forme samovari). Ce que nous recherchons ce sont des mots dont le sens est universel i.e. qui aurait pu être construit par toutes les cultures de l’humanité mais dont nous ne connaissons qu’un seul exemplaire dans une seule langue. Nous devons à cet endroit préciser le fait qu’il est par définition très difficile d’assurer cette unicité en raison de notre connaissance d’un nombre limité de langues et de la difficulté intrinsèque de rechercher un tel mot dans une langue. Conscients de cela, nous proposons donc l’exemple : pentalia ( Pentalia ). Ce mot est attesté en chypriote mais pas en grec qui est linguistiquement le plus proche. Son sens est celui de l’empreinte laissée par la paume ouverte. Il est construit à partir du mot pente (cinq) et de la terminaison ”lia”. Quant à la transformation de ”pente” en ”penta”, elle est habituelle dans les mots composés comme l’attestait ”pentagônon” (pentagône), ”pentadaktylos” (pentadactyle) et ”pentakosia” (cinq cents).
Le caractère universel de ce mot est évident puisqu’il appartient au langage du corps humain : il est donc accessible à toutes les cultures. De plus sa présence physique et consciente est attestée depuis la préhistoire puisque nous en retrouvons des représentations dans les grottes et dans de nombreuses et diverses cultures du précedent millénaire comme l’atteste le style anasazi sur les pétroglyphes indiens. Il a d’ailleurs un symbolisme explicite dans cette culture puisqu’il représente les accès à l’esprit du chaman à travers le roc et un autre chaman en posant sa main sur le même endroit peut communiquer avec les esprits des défunts.
Néanmoins, le terme ”pentalia” est encore plus précis car il ne désigne pas simplement une représentation mais littéralement l’empreinte. Celle que peut produire la main sous la simple pression musculaire. Ce symbole éphémère que nous connaissons tous et que pourtant nous ne nommons pas, comme si son existence était un fait en soi, comme si sa géométrie suffisait à le définir. Rien d’étonnant à cela, nous direz-vous. Cependant, comme nous le prouve le {it dictionnaire etymologique du dialecte chypriote parlé} de Kyriakos Hatziioannou, un peuple détaché de l’empire byzantin à partir du XIIème siècle et isolé sur son île, a éprouvé le besoin de donner un nom à cette face éphémère. Certes, nous n’en connaissons pas la raison mais le fait est là. Ce mot appartient à la réalité linguistique et en cela, il constitue la preuve de l’existence d’un schéma mental spécifique, d’une singularité cognitive. Il marque l’oubli de son origine mais aussi la diversité de la pensée qui face à un geste commun est capable de lui donner sens afin de résister à travers le langage à l’extinction d’une idée, d’un concept dont l’existence est une justification en soi, de là provient son unicité.