296 - La dissuasion : une stratégie virtuelle d’une efficacité réelle
N. Lygeros
Sur le plan strictement argumentatif, la dissuasion est une forme rhétorique qui se base sur des éléments dialectiques. Elle opère dans le virtuel pour avoir des répercussions réelles. En ce sens, elle constitue un modèle mental ainsi que nous avons défini cette expression dans un précédent article. Par sa conception même, elle agit naturellement sur le registre psychologique. Son but est de manière essentielle négatif puisqu’il vise la neutralisation de l’action de l’adversaire avant qu’elle ne soit initiée. Et tout le problème est là. Comment dissuader, convaincre l’adversaire de l’inutilité voire de la nuisance d’une action avant que celle-ci ne soit réalisée ? Seul, l’échec de la dissuasion s’inscrit dans la réalité, sa nature appartient au virtuel. Dans son sens traditionnel, la dissuasion est ancienne puisqu’elle est déjà présente dans l’expression Si vis pacem, para bellum, elle n’a pourtant acquis sa véritable dimension qu’avec l’ère nucléaire. L’arme nucléaire étant par sa nature une arme de destruction massive, ne peut être utilisée de manière classique dans un conflit, en tout cas dans sa version traditionnelle. Car il n’est pas exclu en effet de la voir utilisée, localement, dans une version d’assaut. Et le cadre de la dissuasion est le plus adéquat pour ce type d’arme. En effet, il ne nécessite pas son exploitation directe (impact) mais avant tout celui de son existence (ubiquité). Ainsi, à travers l’arme nucléaire, la dissuasion est devenue un mode stratégique global. La dissuasion nucléaire qui représente désormais un archétype, intègre des éléments techniques, psychologiques et culturels. Elle est le fer de lance d’une pensée militaire qui s’organise autour d’elle. Malgré son importance, elle n’est pas unique dans ses modes et rigide en tant que concept. Sa polymorphie a été déclinée par les États selon leurs objectifs et l’environnement. Ainsi, les États-Unis distinguent deux formes essentielles de dissuasion : deterrence by punishment qui s’appuie sur la menace de représailles, deterrence by denial qui élève le niveau des forces afin de décourager l’adversaire de se lancer dans une stratégie des moyens. En France, Gallois et Poirier, à l’encontre des idées de Aron, ont conçu la dissuasion proportionnelle dite du faible devant le fort. Cette doctrine est valable si les dommages infligés à l’ennemi excèdent la valeur de l’enjeu. Elle permet dans ce cas de neutraliser l’action d’un adversaire potentiellement plus fort. Il s’agit donc d’une approche qui n’est pas basée sur la quantité de l’armement mais sur la qualité des cibles visées par les représailles. Elle nécessite pour cela, une capacité dite de seconde frappe i.e. des moyens non neutralisables par une force préventive. L’une de ses illustrations concrètes est la conception américaine MAD (Mutual Assured Destruction) qui a été utilisée, avec le succès que l’on connaît, contre l’ex-Union soviétique. L’équipe de Mc Namara a aussi introduit le concept flexible response qui par sa riposte graduée permet d’étendre la défense d’un état à celle de ses alliés. Cognitivement parlant, ces différentes formes sont analogues à celles que nous retrouvons dans le jeu d’échecs qui semble concentrer en lui des points essentiels de la stratégie. La dissuasion est l’équivalent de la nullité. Ainsi le pat est similaire à la dissuasion proportionnelle, la répétition de coups à la conception MAD et la proposition de nulle à la stratégie de dissuasion elle-même. Aussi les coups qui précèdent, représentent à leur manière les moyens techniques mis en place pour neutraliser l’attaque de l’adversaire mais surtout pour le convaincre de son inutilité. Les moyens sont visibles mais non la stratégie. De même pour la dissuasion, un élément fondamental pour son efficacité est l’information sur les moyens donnée à l’adversaire. Car sa connaissance qui engendre un raisonnement avec méta-information qu’il ne peut mener à bout ou qui mène non seulement à un statu quo mais parfois à une conclusion défavorable pour l’attaquant, est un élément virtuel qui neutralise le réel. La dissuasion est donc la preuve que la maîtrise de réalités virtuelles au sein d’une théorie mentale est un moyen efficace pour affronter la réalité.