236 - Sur la perception de la solitude via l’intelligence
N. Lygeros
Le statut de la solitude est paradoxal. Elle représente un sentiment individuel et social. La solitude se vit seul et elle est connue de tous. Dans ce sens, elle constitue un universel humain. Cette caractéristique est la justification du présent article.
Bien que le fait de considérer la solitude comme subjective soit un truisme. Ce n’est pas de ce point de vue que nous souhaitons l’aborder. Loin de nous empêcher de l’étudier, ce truisme nous incite à lui à lui appliquer l’isomorphisme de Sidis. Aussi nous l’appréhendons comme une variable dont nous ne pouvons rien dire en elle-même. N’étant pas l’observable, elle n’aura pas une ontologie propre. Nous nous intéresserons donc non pas à sa nature mais à ses caractériques observables.
Techniquement, le cas le plus extrême de la solitude est la thèse solipsiste. Mais à l’encontre de l’opinion kantienne, nous considérons cette thèse du point de vue de sa cohérence logique et en cela elle constitue un modèle mental stable dont nous nous servirons comme référence universelle. Pour l’individu solipsiste, la solitude s’identifie avec son existence sans connotation négative.
Cette dernière est inhérente à la structure de groupe. L’appartenance à ce dernier crée des liens dont l’absence engendre le sentiment de solitude. Ainsi celle-ci est étroitement liée à une psychologie différentielle. L’assemblage du groupe basé sur la ressemblance des individus conduit à la notion de normalité. L’individu ne ressent pas le sentiment de la solitude lorsqu’il se trouve parmi ses semblables.
A ce stade, il est possible de croiser la perception de la solitude avec la notion d’intelligence. Cette fois, la question est comment l’individu perçoit la solitude à travers son intelligence. Il est clair que l’appartenance à la population normale (i.e. + ou – σ autour de la normale)
conduit l’individu à percevoir la solitude essentiellement de manière circonstantielle. Mais la question de cette perception demeure dans les autres cas.
L’un des points les plus importants des travaux de Welscher est l’explication d’un phénomène qualitatif à travers la mesure du quotient intellectuel. Ce phénomène est celui de la difficulté de l’échange entre deux individus dont la différence relative en termes de quotient intellectuel est supérieure à cinquante points (i.e. environ 3σ en base 16). En soi, cette idée n’a rien de perturbant mais une fois appliquée à la gaussienne des quotients intellectuels elle fait apparaître un nouveau critère différentiel.
Un individu dont le quotient intellectuel est supérieur à 150 et qui a donc une rareté de 1 sur 1000 est statistiquement en permanence dans une situation difficile pour échanger puisque la moitié de la population qui l’entoure a une différence de cinquante points avec lui. Ainsi la rareté génère une difficulté dans l’échange. Quid de la solitude ? Ce même individu qui malgré les différentes terminologies sera toujours qualifié de surdoué, aura bien du mal à trouver d’autres individus qui lui ressemblent. En d’autres termes, il sera toujours exclu des groupes qui lui ressemblent socialement mais non intellectuellement. Ainsi la rareté sur le plan intellectuel engendre naturellement le sentiment de solitude.
Bien que cette explicitation puisse sembler nouvelle, elle n’a rien d’étrange ni de surprenant. Et l’explication à cela est simple : il ne n’agit que du début de notre raisonnement. Mais avant de poursuivre, considérons un exemple qui sera concret pour tous ceux qui ont eu l’opportunité de connaître la futilité du service militaire obligatoire. Dans ce monde dans le monde, l’importance du courrier était capitale. Ce phénomène est tout à fait compréhensible puisque le courrier représentait le moyen le moins cher pour communiquer avec l’extérieur : la réalité de toujours. Ainsi la moyenne des échanges épistolaires était beaucoup plus importante que dans une population normale. Voici donc planté le décor de notre exemple. Pendant les classes qui représentaient la partie la plus pénible du service et pas forcément la plus ennuyeuse, les appelés se découvraient entre eux. Et ce fut à cette occasion qu’eut lieu l’échange suivant.
– Tu écris donc tous les jours ?
– Parfois plusieurs fois même…
– Comment tu fais ?
– C’est une nécessité…
– Je ne comprends pas.
– C’est l’unique mode d’expression qu’il me reste.
– Mais nous ne faisons rien de spécial de toute la journée alors sur quoi peux-tu écrire ?
– Ma vie, c’est ma pensée.
Malgré son apparence artificielle pour quelqu’un qui n’a pas vécu cette situation, ce dialogue appartient bien à la réalité.
Nous avons précédemment mentionné le fait qu’un individu dont le quotient intellectuel est supérieur à 3σ peut ressentir la solitude indépendamment des circonstances. Mais quel est le sentiment éprouvé par un individu dont le quotient intellectuel est supérieur à 4σ ? Et de manière plus générale un individu doté d’une intelligence extrême ? A la différence avec le premier type d’individu, ce dernier est entouré d’une population qui correspond à une majorité écrasante au critère de Weschler. Ainsi, de son point de vue, il a toujours vécu seul dans la solitude. Mais alors que penser de cette dernière si elle est temporellement omniprésente ?
Tout d’abord, dans ce nouveau contexte, la perception de la solitude par l’individu est tout simplement très proche de celle du solipsiste. En effet, comme tout individu est fondamentalement différent de la personne considérée, son existence est plus un acte de foi qu’une réalité objective puisqu’il y a absence de comparaison. Aussi, pour lui, la solitude représente simplement une caractéristique de son existence qui dépend donc de manière étroite de sa rareté intellectuelle. La solitude est factuelle et pas nécessairement négative.
A la suite de ces remarques, il est plus facile de comprendre la citation qui suit – extraite des Démiurges – et qui représente une paraphrase de Dostoïevski : Nous sommes seuls et ils sont tous. La conscience de cette solitude inhérente à son ontologie permet à l’individu de comprendre qu’elle est partagée de la même manière par d’autres personnes qui possèdent la même rareté intellectuelle. Il sait donc qu’il est seul au milieu de la foule mais que d’autres sont dans la même situation.
Le sentiment de solitude est donc perçu différemment si l’intelligence de l’individu est extrême. Elle représente pour lui une sorte de méta-lien dans un groupe d’isolés. La non appartenance à des groupes sociaux normaux lorsqu’elle est généralisée induit un nouveau groupe, celui des personnes qui n’appartiennent à aucun groupe normal. L’individu sait alors qu’il n’est plus seul à être seul. Son inhérente solitude est partagée par d’autres. Dans ce cas, la solitude n’est pas seulement engendrée pas la non appartenance à des groupes mais elle génère elle-même, du moins en partie, la conscience d’un groupe construit sur des méta-liens.
Nous venons de montrer que les points isolés sont en réalité des singularités sur lesquelles s’appuie une structure engendrée par des relations qui sont des méta-liens. A l’image de l’ensemble de Cantor qui semble au premier abord n’être que de la poussière et qui s’avère ensuite posséder la propriété fondamentale d’être isomorphe aux réels, les singularités – ces équivalents des points d’accumulation – sont des représentants essentiels de la structure. Tel est leur paradoxe ontologique : isolées par nature, essentielles par essence.
Pourtant le point fondamental est encore autre. L’absence de similitudes dans leur entourage incite les singularités à rechercher des hyper-liens qui dépassent le cadre des groupes de proximités. Cette attitude engendre naturellement le sentiement d’appartenir à une entité qui n’a de sens sur le plan local. Car l’humanité n’a de sens qu’à travers une approche holistique et celle-ci est caractéristique de la pensée de la singularité dont l’un des éléments de sa constitution est la solitude. Ainsi ce sentiment, en apparence négatif, est un élément moteur de la pensée humaine et à travers elle de l’humanité.
Un solitaire ne brille pas par sa rareté mais par son humanité !