226 - Le Temps des Caméléons
N. Lygeros
Il se pencha et saisit la pierre.
Il n’y avait rien d’étrange à cela. Et pourtant sa vie bascula à partir de cet instant. Car il n’avait accompli aucun geste. Il avait seulement saisi la pierre.
Il avait compris qu’elle représentait un morceau d’éternité.
Combien de mains l’avaient touchée en croyant la posséder ? Combien d’hommes avaient crula maîtriser ? Il ne le saurait jamais.
Cependant à cet instant, il avait su que tous ces gestes n’avaient été que d’éphémères caresses du temps sur l’immortalité.
La pierre avait toujours été là et elle le serait à jamais.
Rien n’y changerait.
La lumière illuminée n’a pas d’envers.
La pierre était posée sur du sable : un éclat noir sur une masse blanche. Comme pour montrer l’opposition de deux formes d’éternité : l’immuable et l’instable, l’unité et la multitude. Depuis sa naissance, elles avaient toujours cotoyé l’humanité. Leur présence spatiale avait toujours caché leur omniprésence temporelle. Et les hommes ne leur avaient jamais donné l’importance nécessaire.
Ils étaient tous identiques.
Chacun d’entre eux était absorbé par sa propre vie. La seule qui méritait qu’on lui accordât toute son existence. Le reste n’était que détails.
Seulement lui était différent.
Pour lui, tout objet était objet d’étude. Et le tout, objet de réflexion. L’un vivait à travers le tout en voyant ce que les autres ne regardaient.
Et ce jour-là, il vit.
En contemplant la pierre, il remonta le temps et sa mémoire se gorgea des évènements du passé. Chaque période avait laissé une trace sur sa surface. Chaque instant avait chargé d’histoire sa matière. Cette pierre était un point d’accumulation du temps, ce lieu sans espace.
L’éclat de pierre l’inondait de lumière.
Dans la main la pierre illuminée.
Ce jour-là, l’unique prit conscience qu’il faisait partie du tout.
Dans son esprit tout n’était que couleur.
Il prit alors la pierre dans sa main et à l’aide de son laser monochromatique, y grava un symbole.
Puis il la reposa sur le sable qui marqua pour un instant seulement les traces de ses pas.
Ils n’avaient jamais vu de près un jardin zen. Aussi, furent-ils très surpris de découvrir l’absence totale de végétaux. Le jardin était le règne du minéral. Ce n’était donc pas une légende.
Cela faisait des siècles que les hommes n’avaient pas pénétré dans ce lieu. Il avait été découvert par hasard, grâce à des travaux de construction. Les archéologues avaient été contacté à la hâte pour effectuer une fouille de sauvetage. Il s’agissait des vestiges d’un temple bouddhiste. Plus personne ne se rappelait son existence.
Avec le temps, les hommes avaient complètement perdu les traces de ces lieux et seuls les spécialistes les connaissaient grâce à des études du siècle passé, archivées dans les bibliothèques de recherche. C’était la première fois qu’ils découvraient la réalité d’un jardin. Grâce à la lave déversée par le volcan voisin, le monastère avait été pour ainsi dire figé dans un présent du passé. Il était intact.
Les archéologues l’examinaient grâce à leurs appareils à travers la lave. Jusqu’à la découverte du jardin, ils n’avaient rien observé de remarquable.
Un éclat de pierre était posé sur le sable.
Il leur sembla que la pierre était gravée et ils s’approchèrent pour s’en assurer. En grossissant l’image, ils reconnurent le symbole.
C’était un caméléon.
Leurs regards fixés sur l’écran plasma de l’ordinateur central, ils n’en croyaient pas leurs yeux. C’était tout simplement impossible. La destruction du monastère, d’après les capteurs carboniques, datait de plusieurs siècles avant la disparition des caméléons. Comment expliquer la présence de ce symbole sur ce site d’extrême-orient ?
– Qui a une idée ?
– Je n’en ai aucune pour ma part. Un élément tout de même…
– Quoi donc ?
– Le symbole a été gravé à l’aide d’un laser à la même époque…
– De mieux en mieux…
– Et ce n’est pas tout ! Il marqua une pause avant de poursuivre. Le motif est constitué de 196 impacts.
Un très long silence suivit cette simple phrase. Tout le monde savait ce que cela signifiait. Aussi la présence du symbole était désormais devenue secondaire.
Plusieurs siècles avant sa naissance, dans ce temple bouddhiste zen, dans ce jardin de sable, sur cet éclat de pierre, un caméléon avait gravé son symbole.
Pourquoi ?
Il percevait le calme et la sérénité que dégageait cet endroit. Il ressentait la plénitude de l’éveil et il éprouva le désir de voir la mer. Comme le rivage se trouvait encontre bas, il emprunta un petit sentier rocailleux. Chacun de ses pas lui rappelait la mémoire de la pierre. Bien des moines avaient suivi le même chemin pendant des siècles et pourtant aucun d’eux n’avait éprouvé ce qu’il vivait.
Les mêmes lieux, les mêmes pas, les mêmes sentiments.
Autre vision, autre pensée.
Source profonde, long courant.
L’océan s’étendait devant lui : immense et inaccessible. Néanmoins, comme il avait toujours été présent dans son passé, il demeurait un élément familier. Et sa vision lui apportait toujours du réconfort dans son enfance. Par la suite, il avait revêtu un aspectsymbolique. En l’admirant à nouveau, il repensa à la phrase de Newton. Il lui restait encore bien des éléments à comprendre dans cette énigme.
Car il n’était pas venu pour prier.
Il était là pour résoudre une énigme.
Une énigme dont la résolution nécessitait la présence d’un homme du XXIème siècle, au crépuscule du XIIème siècle dans le pays du soleil levant.
Le zen, cette école de méditation bouddhiste, connue en Chine sous le nom de Ch’an, était basé sur la concentration. Il avait été introduit au Japon en 1192 par le religieux Eisai.Son enseignement qui ne reconnaissait pas l’autorité des textes et ne vénérait que la personne du Bouddha historique, se transmettait d’une manière particulière , d’esprit à esprit et exigeait une concentration parfaite de la pensée.
Les nuages blancs contiennent la montagne bleue.
Aussi, l’arrivée du caméléon dans le temple avait été interprétée comme le venue d’un maître. Car non seulement il était capable de percevoir les caractéristiques de l’autre mais aussi de communiquer mentalement. Et même s’il était inconnu des moines, il n’eut pas de mal à les convaincre qu’il maîtrisait la méthodes des paradoxes et qu’il avait connu l’éveil.
Satori.
Il avait depuis toujours été fasciné par la puissance mentale que dégageait les koans. Et il les avait intégrés en les interprétant comme des schémas mentaux du raisonnement par l’absurde.
Contre-méthode.
Il s’agissait de pensée sans penser pour aller au-delà de la pensée.
Hishiryo.
Téras et lui avaient eu de nombreuses discussions à ce sujet. Et ils avaient fini par prouver un isomorphisme catégoriel avec la méta-pensée.
Après l’au-delà.
Le bambou existe au-dessus et en dessous de son noeud.
Après la disparition des caméléons de la surface apparente de la terre et l’effacement de toute donnée écrite sur leur existence, l’Ηumanité avait découvert une nouvelle légende : celle de la couleur des caméléons.
Les archéologues du siècle suivant, qui avaient pourtant progressé dans bien des domaines du savoir, n’avaient aucune explication sur la génèse de cette légende. Ils ne disposaient que d’un unique élément de certitude.
Un symbole nouveau sur une porte sans porte.
Un motif de lumière gravé sur la matière.
196 points.
Un caméléon.
Et à présent, avant la parution de l’Ou-men Koan (la porte sans porte) de Mumon-Ekai, audébut de l’époque de Kamakura, ils avaient devant eux, sur leur écran plasma, exactement le même motif.
Comment était-ce possible ?
Dans la réalité, ils avaient obtenu une nouvelle preuve du bien-fondé d’une légende avant son apparition !
Ils pensaient tout connaître sur cette période trouble du Japon. A partir du XIIème siècle, le Japon avait été le théâtre de guerres civiles acharnées, prolongées et sanglantes, tandis que dans les monastères, l’étude de la doctrine bouddhique et de l’éthique provoqueraient des réformes sans précédent. Cela avait été le cas des enseignements de Hônem et de Shinran précieusement recueillis, publiés et répandus par leurs nombreux disciples. Cependant, au même moment, un fanatisme religieux et patriotique à la fois, avait été implanté dans la société japonaise par la doctrine du moine-prédicateur Nichiren et son interprétation personnelle du Saddharma Poudarîka Soûtra. Enfin l’expansion du zen avait été assurée par la diffusion des philosophies d’Eisai et de Dôgen.
La courbe ne peut inclure la ligne droite.
C’étaient les données classiques de l’Encyclopaedia Chromatica. Mais la découverte de ce motif remettait toutes ces connaissances en cause…
Après la création de la nouvelle mentation, les caméléons avaient décidé de sauver tousles caméléons du passé qui avaient été exterminés par l’ignorance et l’incompréhension.Grâce à l’utilisation de leurs connaissances sur l’hyper-espace, ils avaient conçu un réseau de recherche diachronique. Et Téras avait la mission d’analyser l’ensemble des signaux mentaux émis sur la planète. Dans les siècles immédiatement antérieurs, il n’avait pas été difficile de découvrir et de sauver des caméléons. Mais en avançant dans le temps rétrograde, avec les données qui devenaient de plus en plus minces, l’analyse des signaux s’avéra très délicate. Cela faisait des mois que Téras n’avait pas détecté de nouveau signal.Ils pensèrent alors qu’ils avaient atteint les limites de cette méthode.
La voie est sous vos pieds.
Jusqu’à ce jour de printemps.
Ce jour-là, ils captèrent un signal.
Un signal à peine perceptible.
Un appel de détresse. C’était la première fois qu’ils recevaient un appel explicite. D’habitude, ils devaient interpréter les données en effectuant des recoupements d’informations pour en déduire l’existence d’un caméléon en danger.
Cette fois, c’était différent.
L’expéditeur s’adressait à quelqu’un.
Et ce quelqu’un c’était eux.
Le soleil de midi ne fait pas d’ombre.
Ils avaient reçu un message vieux d’une dizaine de siècles.
– Date : 1199. Lieu : Japon. Sujet : Cyber-contact.
– Et le contenu du message ?
– Première ligne : effet einstein. Dernière ligne : vous serez en danger…
Le message n’est pas complet. Il n’a pas eu le temps…
– Il doit être lui-même en danger.
– Il a dû prendre des risques pour nous contacter.
– Mais comment peut-il connaître l’effet einstein au XIIème siècle ?
– Le plus important n’est pas qu’il le connaisse ni comment il l’a appris mais qu’il nousle dise.
– Certificat de véracité.
– Exactement.
Ensuite tout s’est enchaîné.
Chaud, froid, c’est vous qui l’expérimentez.
Dans le petit groupe d’archéologues, pas une personne n’était capable de donner la moindre explication. C’était la première fois qu’ils avaient à faire face à ce type de problème. Les fouilles faisaient partie de leur cursus et elles ne constituaient rien de mystérieux en soi. Elles étaient destinées à augmenter les connaissances sur le passé.Et malgré leur passion, elles avaient toujours lieu dans un cadre classique.
Seulement cette fois, un passé inconnu et même légendaire pour les universitaires, s’était fiché dans le lointain passé. Et à présent, ils ne savaient que faire. Cette découverte ne faisait pas partie de leur recherche initiale. Elle brisait tous les schémas classiques. Ce nouvel élément donnait un nouveau sens à la fouille.Il fallait examiner à nouveau tout ce qu’ils avaient trouvé auparavant avec un nouveau point de vue en tête. La légende n’en était pas une. Son histoire était présente dans le passé.
Mille choses sont à la fin une.
Le jeune moine s’efforça de l’informer sans le déranger dans sa méditation. Et il comprit qu’il était attendu. En se levant, il surprit le jeune moine qui n’avait pas eu le temps de lui adresser la parole.
Les deux miroirs s’illuminent mutuellement.
Lorsqu’il pénétra enfin dans la pièce que lui avait indiquée le jeune moine, le visiteur n’était plus là. La pièce était plongée dans l’obscurité et pourtant il discerna une lueur sur l’unique table.
C’était un reflet.
Katana.
La lame d’un sabre renvoyait la lumière de la porte.
Il s’approcha lentement de la table, tout en fixant du regard le sabre. Il représentait la seule trace laissée par le visiteur. C’était un sabre de samouraï. Il le prit dans ses mains et le dirigea vers le lumière.
Tsuba.
Sur la garde du sabre était gravé un dessin d’une grande pureté. Des entrelacs complexes formaient une figure unique.
Un caméléon.
Le reflet disparut. Quelqu’un avait fermé la porte. Une silhoutte noire était rentrée dans la pièce. Ce n’était pas un visiteur.
C’était un ennemi.
Ninja.
Il entendit le mouvement et se défendit avec le sabre.
Ennemi, inconnu, invisible.
Combat dans l’obscurité totale.
Il para le premier coup et des étincelles jaillirent du choc métallique.
Mais son assaillant disposait d’une seconde lame qui lui déchira l’épaule. Grâce à un effortmental, il effaça cette blessure et sauta sur la table où il avait trouvé le sabre. Ce mouvement dans l’obscurité surprit son adversaire. Et le caméléon en profita pour bondir dans les airs et le frapper à la tête. Foudroyé par la puissance du coup, l’hommein visible s’effondra sur le sol. Avec son immobilité, le silence reprit ses droits dans la pièce.
En ouvrant la porte, il découvrit l’apparence de son agresseur qui était tombé sur sa propre lame brisée sous le choc. Il lui retira son masque noir et découvrit qu’il possédait sur le front le tatouage de la secte.
La haine seule fait des choix.
Regardez ! Regardez ce que j’ai trouvé ! Il désignait un endroit précis de l’écran. Les autres se rapprochèrent mais ils ne distinguèrent rien de particulier. Alors il fit un agrandissement de l’image et un éclat de métal apparut. Cette fois tout le groupe reconnut ce dont il s’agissait.
C’était un morceau d’une lame.
La lame d’un sabre.
– Où l’as-tu trouvé ?
– Dans cette pièce isolée, dit-il en montrant une reconstitution tridimensionnelle du monastère zen.
– Je ne comprends pas.
– Quoi donc ?
– Eh bien, c’est moi qui ai fouillé cette pièce et je n’y avais rien trouvé.
– Pourtant…
– Je sais, je sais, l’interrompit-il. Cependant je peux affirmer que ce morceau ne s’y trouvait pas. Car le détecteur métallique l’aurait signalé.
– C’est comme s’il venait d’apparaître dans la pièce.
– Mais c’est impossible !
– C’est pourtant le cas…
L’homme regarde le miroir, le miroir regarde l’homme.
Après la pierre, le sabre.
Tout cela était incompréhensible et pourtant réel.
Comment expliquer la présence d’un symbole attesté uniquement au XXIème siècle dans un monastère du XIIème ?
Comment expliquer la présence d’un sabre dans un lieu de culte ?
Comment expliquer leur apparition soudaine alors qu’ils appartenaient au passé ?
Un silence, un tonnerre.
Maintenant le petit groupe en était convaincu : plus rien ne serait simple. Cet enchevêtrement d’évènements et de circonstances étranges ressemblaient à un inextricable noeud gordien.
Ils tranchèrent : il irait au XIIème siècle. C’était l’unique solution. Seulement auparavant il dut comprendre la mentalité de l’époque de Kamakura. En 1192, l’empereur, qui avait transféré la Cour à Kyöto, nomma Minomoto Yoritomo shôgun. Alors celui-ci s’installa à Kamakura où il institua la caste des samouraï. Deux centres se partagèrent désormais le pouvoir : d’un côté la cour impériale à l’art raffiné, cultivé, de l’autre les samouraï qui privilégiaient un art pratique, éthique, basé sur le bouddhisme zen et ayant propension àse rapprocher du peuple, de tout façon exclu de telles préoccupations.
– Il faudra aussi te méfier des espions noirs.
Telle avait été une des dernières recommandations de Téras. C’était aussi pour cette raison qu’il avait été sur ses gardes au moment de l’attaque du ninja. Il savait qu’ils avaient infiltré toutes les couches de la société japonaise et les monastères n’étaient pas à l’abride la menace noire.
Cependant le plus important, c’était d’avoir retrouvé le caméléon.
Le caméléon samouraï.
Il se demandait ce qu’il avait pu découvrir pour éprouver le besoin de leur communiquer qu’ils seraient en danger, quand il fut abordé par un groupe de moines silencieux.
Les saules verts, les fleurs rouges.
Pour eux, la vie du monastère continuait comme de coutume. Rien ne devait bouleverser l’ordre des choses.
Et c’était l’heure de la méditation.
Alors il pensa sans penser.
La pierre et le sabre.
Le maître et le samouraï.
Les caméléons et le temps.
Différentes époques, même temps.
Fins avant commencements.
Futurs antérieurs.
Passés ultérieurs.
Couleur du temps.
Univers ramifiés.
Méditer seul au centre du cosmos.
Il devait passer inaperçu. Personne ne devait se rendre compte de sa présence. Seulement il avait dû s’absenter et ils s’en rendirent compte. Aussi il fut convoqué.
Il ne savait pas encore ce qu’ils voulaient de lui. Mais il était certain d’avoir bien agi.Il n’avait pas eu le choix pour rentrer en contact avec le maître caméléon. Il avait appris la venue du maître. Il avait compris que c’était le caméléon.
Le temps lui avait manqué. Pas le sabre.
Il avait laissé l’un de ses deux sabres pour qu’il puisse se protéger. La menace noire était omniprésente. Il espéra le bien.
Le sabre ne l’avait jamais trahi. Il ne pourrait trahir un autre caméléon.
On lui ouvrit la porte du maître de guerre.
L’homme regarde la fleur, la fleur sourit.
Elle intervint sans que personne ne pût le prévoir. Elle était comme une bougie qui soudain s’illumine dans le noir. Elle était comme l’idée dans le néant, fragile et unique à la fois. Sa chevelure de feu frappa son regard comme la foudre. Le raffinement de sa présence tranchait avec l’austérité du lieu. Quelle pouvait être la raison de sa présence dans ce monastère ?
Il ne le sut qu’après son départ.
C’était une noble de la cour. Il ne put rien savoir de plus.
Son apparition soudaine dans ce monastère zen du début de la période de Kamakura serait restée inexpliquée, s’ils ne s’étaient pas recroisés par la suite.
Elle l’avait tout de suite remarqué et en s’approchant de lui, elle avait reconnu le sabre caméléon. Il lui inspirait confiance.
– Vous allez nous aider n’est-ce pas ?
– Mon aide est au service de tous ceux qui en ont besoin.
– Ils le surveillent. Il a déjà été convoqué et au moindre écart…
Il sut tout de suite de qui elle parlait et il lui demanda de lui raconter tout ce qu’elle savait. Elle ne lui apprit que cela.
Code Bushido.
Il pensa qu’il se mettrait en place. L’arme de guerre que représentait lac aste des samouraï n’avait pas encore atteint sa pleine puissance. Ce n’était encore qu’un soleil levant. Un caméléon s’y trouvait. Et lui savait ce qu’il n’aurait jamais dû apprendre. Le problème était quoi.
Pour s’asseoir, couper.
Il pensa au Densshin Hogo, le traité sur les fondements de la transmission du mental cosmique. Sa pensée et la sienne ne devait faire qu’un.
Les paroles du maître de guerre avaient été claires. Pourtant il savait que c’était un piège de ses adversaires. Pour montrer la supériorité des samouraï, il devait se battre jusqu’à ce que mort s’ensuive contre cinq hommes d’un autre corps.
En les voyant se déplacer, il sut tout de suite qu’il s’agissait de ninjas.L’infiltration était réelle. Pour les combattre, il devait maîtriser chacun des cinq doigts de cette main noire. Aucun geste ne devait être de trop.C’était l’unique moyen de sortir vivant de cette épreuve.
Tout était une question d’honneur.
En ouvrant la porte du soleil, elle repensa combien sa nature était différente.Dès leur première rencontre, elle avait perçu cette différence. C’était un homme d’honneur dans un monde de lâches. Dans son armure, il semblait inflexible mais au moment de l’attentat il n’avait pas hésité à quitter son casque d’apparat pour la réconfonrter. Dans sa douleur, ses paroles avaient été un véritable baume. Les autres avaient pourchassé l’auteur de l’attentat alors qu’il était resté auprès d’elle. Et elle sut qu’il en serait toujours ainsi.
Le vent calmé, les fleurs tombent encore.
Il écoutait le bruit des feuilles dans le vent et cela lui rappela son siècle.Mais il n’éprouva pas de nostalgie, il réalisa seulement combien le changement de point de vue était radical pour mettre en évidence la permanence de la nature.
Autre époque, autre lieu, autre temps.
Puis les sentiments l’envahirent et il éprouva le manque.
Téras avait une fois de plus raison : la pensée vivait de sentiments.
Son regard se posa sur la courbure du sabre au moment où le soleil le frappait de ses rayons.
Le combat avait commencé.
Il se trouvait au milieu du pentagone étoilé lorqu’ elles déchirèrent l’espace.Sa pensée vit leurs trajectoires, sa main les sabra. Aucun des cinq ninjas ne fut surpris par cette parade. Tous connaissaient sa célérité légendaire.
C’était le fils de la lumière.
Rotation immobile. Regards croisés. Cinq bras tendus vers lui, cinq autres armés de sabres, levés en arrière. Attaque de la mante noire.
Les cinq sabres fendirent l’air pour atteindre le néant. Il s’était éclipsé. Il était ailleurs en opposition. Et il frappa à son tour.
La mante noire perdit un croc.
Tout son corps n’était que mouvement.
Ni ici, ni maintenant.
Mais toujours et partout.
Il ne faisait plus qu’un avec son sabre. Il était un sabre.
Il s’éleva dans les airs et déchaîna une tempête de lumière.
Tout était une question de temps.
Sa vitesse les immobilisa dans l’éternité de l’instant.
Quand il toucha à nouveau le sol, le combat avait pris fin. Il ceignit son sabre. Il était sorti victorieux de cette épreuve. Seulement le caméléon samouraï savait que la guerre ne faisait que commencer.
Une seule main, pas de son.
Elle prit son instrument et commença à jouer en pensant au cadeau de son amant : le recueil de la falaise verte.
Elle interpétait ses koans.
C’était ainsi qu’elle l’avait atteint par la musique de la pensée. Et sa pensée avait donné un sens à sa vie. Pour elle, il représentait l’essentiel dans un monde futile et décadent. Avant lui, elle n’avait rencontré un guerrier altruiste. Ce samouraï était un paradoxe.
Silence.
Il aimait une passion.
Elle n’était que passion. Avant elle, il n’avait croisé un noble de feu. Pour lui, elle représentait l’imprévisible dans un monde déterministe et codifié.Et sa passion avait donné un nouveau sens à sa vie. C’était ainsi qu’il l’avait atteint par la sensibilité de la pensée. Il expliquait les koans.
Leur amour était un amalgame de lumière et de feu dans un monde où planait une ombre, dans une époque de glace.
Les pins n’ont de couleur ni ancienne ni moderne.
Sa première cérémonie de thé ne se déroula pas comme elle aurait dû. Pourtant elle était totalement codifiée.
Au début tout commença comme dans ses connaissances livresques. Servir le thé était devenu un art symbolique. Chaque geste avait un sens. L’adepte ne regardait que le formalisme de la syntaxe, là où le maître voyait la beauté de la sémantique. Maintenant, dans ce XIIème siècle, il pouvait non seulement contempler la réalité d’un code philosophique mais il en était un élément agissant : l’un dans le tout.
Puis il y eut cette odeur à peine perceptible.
Il en était certain, elle n’appartenait pas à ce siècle.
Il la connaissait…
C’était le parfum suave d’un poison !
Alors il se leva brusquement pour prévenir les moines.
Mais pour l’un d’eux c’était trop tard.
Il s’effondra sans vie.
Il n’avait pu le sauver. Le messager avait raison.
La menace noire avait frappé.
Et même s’il avait sauvé le monastère, la mort de cet innocent le plongea dans le désarroi. Il était responsable d’eux tous.
Un de gagné, un de perdu.
Quelle ne fut pas la surprise du groupe devant cette nouvelle découverte.Depuis quelques jours, ils fouillaient le secteur des urnes funéraires. Mais ce jour-là, l’un d’eux fit une curieuse découverte. Et même s’ils ne savaient pas l’expliquer, elle apportait un nouvel élément à leur analyse de la situation. Dans les cendres d’une des urnes, il avait trouvé des traces d’un très puissant poison. Cependant dans ce pays, où la médecine était très évoluée avec une pharmacopée spécifique, la présence d’un poison n’avait rien de suprenant.
– Te rends-tu compte de ce que cela représente ?
– Parfaitement ! Nous avons trouvé des traces d’un poison…
– qui n’a été créé qu’au XXIème siècle !
Tout le monde dans le groupe percevait le ridicule de la situation.
– Il ne s’agit plus d’un simple voyage temporel mais d’une véritable agence touristique…
– Qui ferait mieux de trier ses clients avec un peu plus de sérieux !
Pourtant les rires ne furent pas suffisants pour couvrir la réalité de ces faits inexplicables.
L’heure me regarde et je regarde l’heure.
Combien la vie était paradoxale. Les hommes ne comprenaient réellement le sens de l’amour qu’à travers son absence. Et ils ne réalisaient l’importance de la vie que lorsqu’ils se trouvaient face à la mort. C’était à travers elle et sa passion de feu qu’il avait compris l’importance de l’amour, auparavant il ne connaissait que l’altruisme. Et c’était de nouveau grâce à elle, en ayantpeur de la perdre face à la mort, qu’il avait découvert ce que les hommes entendaient par le mot vie.
Il regardait la flamme de l’unique bougie de sa cellule de samouraï… Auparavant la vie n’était qu’une existence et l’amour qu’une liaison. Mais depuis que leurs existences s’étaient liées, il avait découvert de nouveaux sentiments dont il n’avait jamais soupçonné l’importance.
Son souffle éteignit la bougie.
Son esprit avait retrouvé son calme pour réfléchir. Il cherchait une terre dans cette mer de sentiments qui le submergeait à chaque instant de sa vie ; de sa vie et non de son existence. Seulement il devait se battre dans cette nouvelle guerre mentale et à présent il devait protéger encore plus de personnes. Il n’était plus seul. Ils étaient un.
Le courant rapide n’a pas emporté la lune.
Le son du gong résonna dans tout le temple. Il se trouvait dans l’endroit le plus sacré, au milieu de gerbes d’encens, à la recherche du moin dreindice dans cette énigme temporelle. Quel pouvait être le rôle du temple ?Pourquoi le messager avait-il choisi cet endroit pour émettre ?
Robustesse du message.
C’était le point clef.
Et pour cela il fallait un endroit stable.
Alors il repensa au monastère de l’île.
Cette idée avait la même couleur.
La couleur de Téras.
Les monastères étaient des points de stabilité temporelle.
C’était la raison de son choix.
Pendant qu’il pensait à cela, il s’était instinctivement approché de la lumière. Au milieu des abondantes volutes de fumée dégagées par les nombreux bâtonnets d’encens, il distingua un objet qui lui sembla familier.
Après ce moment de surprise, il réalisa qu’il ne s’était pas trompé. Là, devant lui, sur l’autel des offrandes, sous l’idéogramme de l’altruisme, il vit un sabre et un lotus.
Le samouraï et le maître zen.
Les caméléons.
Conquérir l’égo, suivre les gens.
Tous les samouraï s’étaient retrouvés pour le repas. Assis à même le sol, devant leurs tables basses, ils saluèrent la victoire de l’un des leursen buvant leur saké. Tous l’admiraient et tous le craignaient. Ils reconnaissaient sa valeur mais voyaient sa différence.
Il était le fils de la lumière : l’éclair.
Tous parlaient de lui mais aucun ne lui adressait la parole. Ceux qui avaient tenté de connaître son art dans le maniement du sabre avaient eu l’impression d’être pénétrés par sa pensée. Ils ne voyaient rien en lui, il connaissait tout sur eux. Rien sur son passé, tout sur leur futur !
L’ignorance engendrait la crainte : la crainte du savoir.
Il pensait à un moyen de s’absenter sans être remarqué lorsque l’occasion se présenta d’elle même.
Quand Choko boit du saké, Rioko est saoul.
L’un des samouraï accusa l’autre de trop boire. L’accusé se leva et le défia.L’intervention du caméléon calma les esprits et chacun reprit son chemin.
Ceux qui dorment et ceux qui ne dorment jamais.
Elle l’attendait. Elle savait qu’il allait venir. Il devait venir. Il viendrait. Elle regardait l’eau du jardin lorsque la lune l’éclaira. Son image était réelle et pourtant elle demeurait insaisissable à l’instar du samouraï.Cependant dès le début de leur relation, elle avait accepté son caractère. insaisissable. Elle savait que trop de lumière rendait aveugle. Seul son pinceau triangulaire pouvait la toucher.
Elle retourna dans sa chambre, s’accroupit et reprit son pinceau, celui à la pointe la plus longue, son préféré. Avec souplesse, elle poursuivit sa peinture qui représentait le samouraï de lumière armé de ses sabres et une femme de feu armée d’un arc. Il était debout, protecteur. Elle était à ses côtês, en position de lotus.
Le sabre de lumière et le lotus de feu.
Il aimait la contempler pendant qu’elle peignait.
Un cercle, la belle lune illuminée brille sur l’esprit du zen.
L’ombre créatrice penchée sur la planche de l’imagination. Il aurait voulu que cet instant fut éternel mais c’était impossible. Il désirait trop la toucher et la prendre dans ses bras de lumière.
Il entendit un froissement de feuilles vers la fontaine du jardin. Il fixa. de son regard l’endroit qui devint une cible. Sa pensée chercha instinctivementl’autre ninja. Il n’était pas dans le jardin… Alors sans plus s’inquiéterde la cible, il courut de toutes ses forces vers la chambre. Il traversalittéralement les murs et parvint dans la pièce au même instant que l’autre.
Il se plaça devant elle, protecteur.
Et le tableau devint une réalité.
Le ninja surpris par cette masse de lumière, sembla désarmé. Il connaissaitle samouraï et prit la fuite sur le champ.
Ce ne fut qu’à cet instant que leurs regards se croisèrent et la femme bonditsur lui. Immobile, il tint sa passion dans ses bras. Elle avait la légèreté dufeu.
Non anxieux ici, non anxieux toute la vie.
Plus il pensait au caméléon samouraï, plus il avait l’impression de le connaître. Il avait un caractère imprévisible, c’était certain. Mais celacorrespondait à une caractéristique cérébrale connue. C’était un mode defonctionnement plus efficace. Et l’apparente normalité provenait de l’aspectchaotique intrinsèque, lui-même conséquence d’une mentalité fractale. L’imprévisible ne provenait pas de l’indéterminisme mais de la complexitédu déterminisme. Et le changement de point de vue était une condition nécessaire à sa compréhension. Réflexion.
* A partir, de notre siècle, le temps n’est plus linéaire. Il est ramifié. Etcertains évènements sont incomparables.
Les incursions temporelles brisent la causalité classique. La causalité n’aplus de sens que sur la chaîne spatio-temporelle.
Ainsi tous les évènements ne sont pas seulement des conséquences du passé. Ils peuvent être aussi influencés par les futurs d’autres branches. Pour comprendreun évènement, l’analyse rétrograde ne suffit plus, il faut la remplacer parun double chaînage. Pas à pas, étape par étape, son encéphale s’approchait dela solution. Et il le savait. Seulement dans un univers mental, il existaitune difficulté incontournable. Il pouvait tout connaître des autres tant qu’ilsn’interféraient pas avec sa propre existence. Il était un élément pertubateurdans son raisonnement.
Le réflexif agissait sur la réflexion.
Le mont Oro n’est qu’une montagne.
Le lac Shieki n’est que de l’eau.
Son regard tomba sur son dessin et il ne put s’empêcher de remarquer la similitude avec la réalité passée. Sur l’éventail, elle avait peint à l’encrenoire un instant du futur.
La puissance de son intuition l’avait déjà surpris par deux fois. Comme sielle recevait des images du futur. Avec sa connaissance de celui-ci, il avaitpu comparer ces visions du futur. Et il l’aima encore plus.
– Je l’ai vu au monastère…
– En es-tu certaine ?
– Il m’a dit qu’il était venu pour t’aider. Il nous aidera.
– Pourtant c’est lui qui est en danger.
– Il avait ton sabre…
– Il s’en est donc servi, murmura-t-il.
– Tu ne le connais pas et tu parles de lui comme s’il s’agissait d’un ami.
– C’est un ami…
– Parce que vous êtes semblables ?
– Car nous vivons le même temps !
– Il est donc si important pour toi ?
– Si je t’ai connu, c’est grâce à lui.
Ils vécurent ensemble le temps d’une nuit.
Au milieu de la nuit dernière, la lune merveilleuse à la fenêtre.
Il était dans la bibliothèque du monastère, l’univers des écrits. Dès qu’ilavait su son existence, il avait integré cet élément insolite dans ses recherches. La bibliothèque était une singularité dans une école de typeRinzaï. Puis il apprit qu’elle abritait aussi toutes les archives dessamouraï de Kamakura.
La connaissance perdue au milieu du savoir.
C’est dans ce lieu que le caméléon samouraï avait dû découvrir l’informationfondamentale.
L’insolite dans l’insolite.
Ce fut le début d’une nouvelle énigme mentale.
Un homme. Une vision. Une solution.
Après avoir visualisé l’ensemble de la bibliothèque, il commença à parcourirles livres. Il savait que tout était là, à sa portée.
Seulement il devait voir l’invisible.
Il cherchait une transgression gnoséologique.
Et dans cet univers, elle ne pouvait être que mathématique.
Mode visuel.
Lecture flash.
Il ne lisait plus, il voyait.
Il cherchait des motifs.
C’était ainsi qu’il le trouva.
La suite d’idéogrammes n’avait pas de sens en soi. Elle représentait un code.
Un code incomplet.
Il repensa alors à la problématique de Chudnovsky.
Reconnaissance de motifs.
Codage binaire.
Formule de Bailey.
Auto-complétude.
Palindrome millénaire.
Effet miroir.
Système ninja.
Il modifiait le passé pour maîtriser le futur.
Le messager avait raison. Il pensa à Téras :
* Effet einstein.
* Vous serez en danger…
Cible localisée.
Elimination.
Sur le livre, il vit un reflet puissant.
Il le reconnut.
C’était la trace d’un effaceur.
Pensée latérale.
Il esquiva de justesse le tir croisé des effaceurs.
Ils étaient cinq.
Les yeux horizontaux, le nez vertical.
Rupture mentale.
Il décida que ce n’était pas des effaceurs et ils devinrent des ninjas.
Solution unique.
Sabre caméléon.
Il comprit que c’étaient des protections mentales du système pour défendre lecode.
Le système avait trouvé des conditions naturelles pour se réinstaller temporellement. Il avait traversé le miroir temporel pour transformer levirtuel en une réalité ramifiée.
Les cinq étaient virtuels.
L’âme regarde le puits, le puits regarde l’âme. Ne pas s’enfuir.
Il posa devant lui le sabre puis s’assit en position de lotus.
Il pensa au koan du sabre caméléon.
Concentration mentale maximum.
Il devint le sabre de la pensée.
Et il trancha !
Les cinq disparurent.
Il avait vaincu la main noire mentalement.
Mais la menace demeurait.
Le système voulait déchirer le temps.
Le temps des caméléons.
Et le messager c’était lui !
C’était sa propre pensée que Téras avait capté au XXIème siècle.
Le siècle miroir.
A cet instant, il pensa que Téras avait dû parvenir aux mêmes conclusions.
Jour après jour, c’est un bon jour.
Seulement, le système l’avait repéré. Et il était à nouveau une cible. Enretournant dans le passé, il avait changé de branche de futur.
Il était tombé dans un piège temporel.
Il était prisonnier dans le passé.
Non !
Le temps avait toujours été avec lui.
Il était entouré de bougies et de bâtonnets d’encens.
– Tu ne dors pas ? Tu sembles préoccupé…
– Je réfléchis… Je pense à lui…
– Je sais. Je l’ai senti.
Elle s’approcha de lui et l’entoura sans rien dire.
– Ma mission commence aujourd’hui.
– Quelle mission ?
– La protection du maître zen.
– Pourquoi aujourd’hui ?
– Car maintenant, il sait.
– Je croyais qu’il était venu pour t’aider.
– Mais il ne pourra le faire si je ne le protège pas. Nous sommes liés par ledestin…
– Et le temps.
Le lendemain, il se passa quelque chose d’étrange dans le monastère.
Il y eut une arrivée massive d’adeptes. Et il pensa que le début de l’époqueguerrière avait sonné. Ces adeptes venaient trouver un refuge dans le monastère qui se transforma en une fondation pour les intellectuels.
Changement de phase.
En pleine époque de Kamakura, une nouvelle structure émergeait. C’était un contre-coup prévisible. La nouvelle pensée allait éclore à l’abri des troubles dans les monastères. La survie et la crainte avaient engendré lanécessité d’exister. Et le monde de la mémoire et de l’écrit reprit ses droits.
La guerre aurait deux fronts : les samouraï et les ninjas, la mémoire et l’oubli.
Tout cela expliquait le choix temporel du système. Cette période devenaitpropice à la reconnaissance des caméléons. C’était donc une période à effacer car elle pourrait être nuisible à l’installation future du système.
Seulement cette situation était à double tranchant, le caméléon le savaitaussi il décida de livrer bataille ici et maintenant pour partout et toujours.
Le petit groupe d’archéologues assistait impuissant à une modificationradicale des données qu’ils avaient recueillies. D’après les nouvellesobservations, ils en avaient déduit que la population du monastère avaitconsidérablement augmentée sans raison apparente. Cet afflux massif d’adeptesne pouvait être entièrement mis sur le compte de la nouvelle religionque représentait le zen au Japon. Non, il devait y avoir une autre explicationqui dépendait de la géopolitique locale. Seulement pourquoi cette modificationlocale n’avait pas généré une contribution globale dans l’histoire du pays.Ils en étaient à ce stade de leur réflexion lorsque l’un d’entre eux lançal’idée saugrenue que les effets globaux n’avaient peut-être pas encore eule temps d’agir. Tous rejetèrent cette idée inacceptable sans plus la mentionner. Même celui qui l’avait eu réalisa que son acceptation aurait remis en cause la notion d’évènement historique qui était le pilier de l’archéologie moderne.
Tous préférèrent l’idée conventionnelle et finalement consensuelle à savoirqu’ils n’avaient pas encore trouvé la véritable explication.
Ils n’étaient pas encore prêts.
Le shögun parla aux samouraï.
Le fond de son discours était sans importance, il le savait, tout n’était qu’effet. Il se devait d’unifier toutes ses troupes. Il désirait un phénomènede masse aussi son medium ne pouvait être la réflexion. Seul le rythme. Il scandait chacun de ses mots. Son discours résonnait comme ces immensestambours de la légende.
Manipulation de masses.
Il était inquiét. C’était ce qu’indiquait sa trop grande assurance. Le caméléonsamouraï, seul, écoutait sa pensée.
Il craignait l’attaque massive des ninjas.
La copie XII du système XXI.
Un à un, les éléments du système prenaient place.
Il fallait agir avant son intégration.
Le temps de la rencontre était venu.
Le samouraï et le maître zen.
Et avec elle, celui de la rupture.
Il ne savait pas encore si elle comprendrait mais il n’avait plus le choix.
La fin du discours fut accompagnée par l’assentiment viril des samouraï.
Il se demanda, durant un instant, combien d’entre eux étaient réellementconscients de la gravité de la situation. Mais il préféra ne pas répondre. Cen’était qu’un détail.
Pour ouvrir la porte, la poignée suffit.
La maître zen se demanda si la maîtresse du samouraï savait.
Transposition.
C’était inutile jusqu’à présent.
Elle le saurait à temps.
Les caméléons pensèrent au lieu de la rencontre.
Le choix crucial de l’ouverture.
Ils devaient sortir le plus tôt possible de la bibliothèque.
Non pour surprendre mais pour comprendre.
Ils n’étaient pas joueurs.
Ils étaient blancs.
Recherche de caractéristique maximale.
Ils choisirent l’orang-outang.
L’homme des bois.
Le lieu de contact serait la bambouseraie.
Le vide entre deux noeuds serait le symbole.
Le bruissement du bambou, le signal.
– Nous avons enfin trouvé des informations sur les caméléons…
– Comment ?
– Il s’agit d’informations mythologiques…
– Dans ce cas, comment pourraient-elles nous être utiles ?
– Non, au contraire, les mythes sont l’intelligence de l’histoire.
– Selon les traditions des Pygmées de l’Ituri, le Dieu suprême ouranien Arebatia pour attributs le tonnerre, l’éclair et le caméléon. Celui-ci, démiurge, créateur des premiers hommes, est sacré.
– Quel est alors l’équivalent d’Arebati ?
– Sans doute la couleur, elle est omniprésente…
– C’est le caméléon qui permet au soleil d’entrer en communication avecles hommes.
– Pour les Dogon, le caméléon ayant reçu toutes les couleurs est lié à l’arc-en-ciel, chemin du ciel et de la terre.
-Quant à l’interprétation de l’arc-en-ciel, elle est claire. La lumière estpolychromatique et les caméléons connaissaient les lasers. Ils avaient lamaîtrise de la lumière.
Elle n’écoutait pas de la musique. Elle vivait d’elle. Chaque son vibraiten elle. La sensation devenait sentiment sans passer par les sens. Tout sonêtre devenait instrument de musique. Les tambours de cérémonie frappaient leson et le martelaient littéralement. Sa forme était alors irrésistible, elle ne pouvait rien lui refuser. Elle lui appartenait corps et âme. Et ellecroyait en la divinité de ce son comme d’autres croient à l’idée.Comme lui croyait en l’idée de lumière.
Il était apparu à la fin de la cérémonie tel un éclat de lumière, tel un éclair. Elle l’avait vu. Il l’avait entendu.
Et le feu s’était approché de la lumière.
Elle lui avait offert à boire.
Alors qu’il était inconnu.
Pour elle.
Il l’avait observée et l’avait comprise. Mais son désir était inattendu.
Choc émotionel.
Il savait.
Elle sentait.
Alors il sut comment sentir.
Attentat ninja.
Il s’imprégna de sa vie et il fit partie de la sienne.
Et sa vie devint sa mémoire.
Il pensa à cela en allant la retrouver chez elle.
Dans ses pensées, il cherchait non pas des mots mais des sentiments. Ellen’écouterait pas, elle sentirait et il le savait. Seulement comment luiexpliquer ?
Il était sur le point de partir le retrouver dans la bambouseraie lorsqu’ilsuprit un étrange craquement tout près de sa cellule.
Il comprit qu’il n’était pas seul.
Il aurait pu sortir mais il préféra penser.
Il aimait la combinaison des facteurs qui engendraient l’idée.
Il vit passer une ombre sur le seuil de la porte.
Elle était double.
Sentinelles.
Elles étaient dans le monastère sur ordre du shögun.
Elles étaient là pour protéger les moines et les nouveaux adeptes.
Il attendit qu’elles partent.
Rien ne bougea : l’immobilité du silence…
Il se concentra et entendit leur respiration.
Ils étaient sur leur garde. Il perçut un sentiment d’inquiétude.
Elles avaient peur.
Mais de quoi ?
Que peuvent-elles craindre ?
Il le savait. Seulement elles ne craignaient qu’une ombre sans savoir quelleentité la produisait. Devant une telle inconscience de la réalité du danger, ilen arrivait à regretter la notion de noésiarchie. La structure idéale dans unmonde idéal. Cependant aucune des réalités ne correspondait à cela…
Il se souvint qu’ils avaient voulu changer le monde grâce à l’évolution dufutur, puis ce fut la révolution du passé. Désormais, même le passé étaiten danger.
En repensant à ses études sur le théorie de la ramification, il se sentit responsable.
Responsable non seulement de tout devant tous mais de la couleur face au temps.
Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Puis, rien.
Sa respiration avait cessé.
Il se précipita vers la porte et l’ouvrit avec violence.
Il vit tout de suite qu’elle n’était plus là.
Il y avait de l’encre noire partout.
Il reconnut des traces.
Elle s’était débattue.
Mais en vain…
Ils étaient trois.
Ils avaient simultanément fait irruption dans la pièce.
Le pinceau était tombé de sa main.
La pointe brisa le bambou.
Choc émotionnel.
Naissance de l’espoir.
Elle était vivante.
Il le savait.
Il réalisa la gravité de la situation, le caractère imprévisible de l’évènementet le nouveau changement de phase de son mental.
Les sentinelles étaient à terre, inertes. Chacun avait un trou, sur le côtédroit. Ce n’était pas une marque de ninja. C’était celle d’un effaceur.
La projection mentale était devenue réalité.
La duplication du système avait commencé.
Pas le temps de prévenir la garde.
Il n’avait plus qu’une seule idée en tête.
La bambouseraie.
Auparavant il devait sortir du monastère sans éveiller l’intention. Il retournadans sa cellule, emporta son sabre et emprunta le passage. Il était gravé danssa mémoire. Il l’avait mémorisé à partir des plans établis pour Téras. Ilse rappela que leur précision l’avait surpris. Désormais il savait pourquoi.
Ils n’étaient que trois à connaître ce passage. Il n’avait jamais existé que pour eux. Il était passé par là, la première fois. A présent, c’était sontour.
Le passage ramifié.
Il pensa qu’il devait s’y trouver maintenant, alors il sortit de la piècemaculée et prit le chemin de la bambouseraie.
Elle s’était retrouvée seule dans une pièce noire ; comme dans son enfance aupalais. Elle se sentit prisonnière du passé. Elle se trompait.
Elle était une otage du futur.
Elle avait été placée en isolement temporel. Le système avait repéré qu’ellereprésentait un point faible dans la structure des caméléons. Et il voulaits’en servir pour éviter la débâcle du XXIème siècle. Ainsi isolée, elle étaitdevenue une illusion temporelle.
Pour tous, sauf un.
Pour tous, elle était une terroriste, un chacal de la pire espèce.
Seul Téras savait.
Il avait localisé l’isolement temporel à l’aide d’une heuristique avec méta-information.
Ne sachant pas où elle était ailleurs, il sut qu’elle était là.
Mais il ne dit rien. Il pensa.
Sans lui, elle était perdu à jamais dans le temps.
Or le temps ne pouvait être contre eux.
Don d’ubiquité.
Une fois de plus, il dut prendre une décision, seul. C’était nécessaire. Ilne pouvait l’abandonner sous le joug du système. Le caméléon lui avaitparlé de cette époque qui appartenait à son histoire. Il en avait presqueune image familière. C’était une époque très difficile sur le plan humain etpar conséquent favorable à l’installation du système.
Le paradoxe était là, devant ses yeux.
Dans cet autre pays du soleil, une menace noire planait sur les hommes. Laliberté avait perdu son sens avant de le retrouver transcendé par le sacrifice.
Il trouva rapidement les bâtiments de la Sûreté. Grâce aux informations de labibliothèque cristallisée, il savait où se trouvaient les salles de tortureset d’isolement.
Il connaissait cette période et il avait choisi l’instant de son incursion.Il savait qu’un groupe de chacals viendrait sauver leur amie. Il était arrivéjuste avant. Car il savait qu’elle aurait besoin de sa présence. Il la remarqua, tout de suite dans sa cellule. La dignité de cette femme étaitmagnifique.
Elle appartenait à cette race de femmes qu’il admirait pour leur puissanceintérieure. Il ne pouvait rien faire mais il voulait être là, au moment oùl’horreur de la torture tente d’effacer la personne humaine.
Il comprit sans les avoir vus que les bourreaux étaient déjà dans la pièce.Il savait ce qu’ils allaient lui faire subir et son cerveau photonique futinondé par l’émotion empathique. Seulement il était là pour elle. Il la fixadu regard au moment de sa souffrance. Il était venu pour supporter sa souffrance, pour souffrir à sa place. Elle ne sentit pas la douleur insupportable car son regard fut gorgé de lumière. Elle n’était plus seule.La lumière était à ses côtés. Et elle sut que ses amis viendraient pour lasauver.
Tout n’était qu’une question de temps.
Quand il vit sur son regard qu’elle avait compris ce qu’il désirait qu’ellevît, il s´éloigna sans rien dire.
Il avait souffert pour cette femme et il en était heureux.
Il entendit le bruit des explosifs et s’enfonça dans le labyrinthe obscur descouloirs de la Sûreté pour retrouver le feu de sa lumière.
Ils pénétrèrent comme des tigres dans la bambouseraie. Chacun pensait à l’autre. Et les deux pensaient aux autres car ils savaient que leur rencontreles mettrait en danger.
La rencontre des deux caméléons étaient une chance.
Et en même temps un risque.
Une chance de créer. Le risque de disparaître.
Ils se faufilaient entre les bambous qui leur caressaient le visage.
Le bambou avait été de tous temps un symbole bénéfique.
Také.
La fluidité de la surface et la rigidité de la structure engendraient le complexe simplicial du bambou.
Sa présence ne pouvait qu’être amicale.
Ils partagaient la même nature.
Ils avaient été forgés avec la même matière à penser.
A l’approche de la rencontre, tous leurs sens étaient en alerte.
Et l’impatience gagnait leur esprit.
Ils pensèrent que l’autre devait être tout près à présent.
Unification mentale.
Et ils surent que c’était bien le cas.
* Mon ami !
* Tu es donc venu m’aider…
* Que pouvais-je faire d’autre ?
* Hasard de l’effet miroir.
* Nécessité de l’effet einstein.
Le caméléon et le maître.
Téras et le samouraï.
Les deux ne formaient qu’un : l’unicité mentale dans la multiplicité temporelle.
Ainsi le caméléon était venu en aider un autre qui n’était que lui-même etTéras était parti à sa suite pour le devancer afin de l’aider dans cettemission. En attendant la venue du maître zen, il était devenu un samouraï :le complémentaire semblable.
Les deux amis de toujours s’étaient retrouvés dans le passé lointain. Ils avaient réalisé la théorie mentale de la suite d’Hofstaedter.
* C’était donc un piège…
* Parfaitement, le système voulait nous attirer dans cette époque.
* Il s’est servi de l’altruisme pour nous piéger.
* Cependant il y a un élément nouveau.
* Ton changement de phase.
* Il était imprévisible et encore maintenant je suis incapable d’en prévoir toutes les conséquences.
* Effectivement il est peu vraisemblable que le système en ait tenu comptedans son plan.
* Initialement sans doute pas mais…
* Téras ?
* Elle a été kidnappée par le système. J’ai reconnu l’absence de traces deseffaceurs.
* Ils savaient donc à quel point elle était importante pour nous.
* Pour nous ?
* Oui, Téras, pour nous. Car je sais qu’elle t’aime.
* Elle a changé mon existence.
* Elle a activé ta nature métamorphique.
* Elle a la maîtrise des sens.
* C’est pour cela qu’elle est importante pour nous.
* Et c’est pour cette raison que le système s’est emparé d’elle. Pour nous combattre.
* Ils veulent utiliser l’empire des sens.
Le système les avait non seulement piégés mais il s’était aussi servi d’euxpour capturer l’unique femme capable d’engendrer le métamorphisme. C’étaitgrâce à la maîtrise des sens qu’elle discernait des éléments du futur et qu’elle avait pu s’approcher d’un être photonique. Si le système avait vu enelle une arme redoutable pour combattre les caméléons, c’était aussi parceque dans l’autre sens, elle pouvait être une alliée unique.
Il possédait la couleur, elle détenait les sens.
Et c’était leur combinaison que le système craignait le plus au monde.
La couleur des sens, le sens de la couleur.
Le système avait peur de leur complétude.
Comme si elle était la condition sine qua non de la naissance d’une nouvellegénération ontologique.
Si la crainte de l’amalgame du feu et de la lumière était réelle, c’étaitqu’elle était possible.
Ainsi ceux que craignait le plus le système, c’étaient non pas les samouraï,ni les maîtres du passé mais leur futur, en d’autres termes les descendantsde Téras.
Téras était inquiet.
Les pensées se bousculaient dans son encéphale photonique. Il était revenuau XXIème siècle, pour repartir au XXème siècle. Il savait qu’il avaitété manipulé par le système pour se retrouver dans cette situation, à cetteépoque. Cependant il ne pouvait faire autrement. Il était le seul à avoirle don d’ubiquité temporelle et il ne pouvait la laisser seule.
C’était la première fois de son existence qu’il se mettait directementen danger pour un être qui n’était pas un caméléon. Et il savait que celaconstituait la preuve la plus tangible de son changement de phase.
Il savait que le sentiment qu’il éprouvait, cet acte gratuit, sans espoirde retour, ce sacrifice pour l’autre indépendamment de toute considérationqualitative, était ce que les hommes dénommaient l’amour.
Pourtant il savait que ce n’était pas tout.
Ce n’était que le début d’une nouvelle ère mentale.
Il en était pleinement conscient.
Ce ne fut qu’après la compréhension dédalique de ce labyrinthe qu’il parvintà localiser avec certitude l’isolement temporel.
De l’extérieur tout semblait d’époque.
Aucun indice ne trahissait sa présence.
Mais son absence était un méta-indice.
Il savait qu’elle était emprisonnée dans un vortex temporel.
Une attaque directe du code serait non seulement vaine mais elle renforceraitsa robustesse.
Il fallait trouver autre chose.
Heuristique singulière.
Cheval de Troie.
Il coda un virus tératologique sur un cristal de laser de son propre corps.
Puis il le détacha et le déposa au seuil de la porte.
Il attendit à peine un instant.
Le vortex absorba sur le champ le cristal de laser.
Il se produisit alors un choc polychronique.
Il percevait des milliers de temps à travers le cristal.
C’était ce dont elle était capable à l’échelle macroscopique…
L’absorption du cristal augmenta la puissance du vortex.
Plus que quelques atosecondes avant la résolution.
Activation de l’effet Hawking.
Les photons gamma du cristal se transformèrent en matière.
Réactions en chaîne.
Duplication structurelle.
C’était ainsi que grâce au vortex, le cristal de laser avait engendré lafemme de feu.
Elle ne fut pas surprise par le changement de son apparence.
Elle sentit sa présence.
Ils s’embrassèrent.
Cibles localisées.
Programmation de l’élimination.
Ramification temporelle.
Cibles perdues.
Ils se retrouvèrent assis sur une plage de galets face à l’immensité de la mer.Cette fois elle perdit tout point de repère. Elle n’avait que lui. Alors ellese pencha lentement vers Téras et lui demanda :
– Qui es-tu vraiment ?
– Un être de lumière.
Alors ils s’aimèrent pour la première fois.
Il était resté pour couvrir Téras. Et le maître zen s’était transformé ensamouraï. Il retourna dans son camp sans que personne ne lui adressât la parole. Personne n’avait remarqué le changement.
Personne, mais pas le système…
Il avait prévu cette transformation. C’était un coup forcé.
Et le caméléon le savait. Le monde se levait sur une nouvelle période.
Il eut l’impression de renaître.
Ce n’était pas un éveil mental comme il en avait déjà connu.
Non, c’était une véritable renaissance.
L’effet miroir se réalisait.
Il était la réflexion des XXIème et XIIème siècles.
Son temps était le contact du futur et du passé.
Il était le fils de la lumière et du feu.
Il était le caméléon.
Et c’était contre sa naissance que le système luttait.
Il voulait qu’il n’eût jamais existé.
Prométhée enchaîné.
Le système désirait son néant.
Il avait fallu qu’il allât en Extrême-Orient, dans le lointain passépour découvrir que son ami de toujours et lui étaient liés par le destin.
Téras avait choisi d’avoir sa structure cérébrale au moment de sa métamorphose critique et celle-ci était celle qui avait donné naissanceà celle du caméléon grâce à sa passion.
Il réinterpréta son existence en se plaçant sous ce nouvel angle et pritainsi conscience de la génèse de ses caractéristiques fondamentales : lacouleur, le temps et le sens. Car à présent, il connaissait la raisonde son hypersensibilité et le sens de son empathie. Avec la lumière et lefeu, sa pensée créait l’oeuvre de sa vie.
Caméléon démiurge.
Arrêt temporel.
Le gong venait de sonner. Le camp était attaqué.
Il sut sur le champ que c’était la fin.
Les ninjas allaient anéantir le camp car le système savait que la femmeavait été libérée. C’était pour cela que le caméléon était resté.
Malgré leur vaillance et leur sens du sacrifice, il savait que les samouraïallaient mourir. Et il ne pouvait les abandonner.
Les attaquants fondirent sur l’aile gauche.
Le caméléon leva lentement son sabre et le planta avec force dans le sol. Aumême instant un réseau dendrique s’étendit sur l’ensemble du camp etabsorba les samouraï.
Unification mentale : les samouraï s’étaient transformés en un unique combattant : un dragon.
Combat singulier : l’être et le système.
La bataille battait son plein mais le caméléon demeurait immobile.
Il cherchait le combattant pensant.
Il cherchait l’effaceur.
Les samouraï se battaient avec courage mais les ninjas étaient en surnombre.Ils étaient sur le point de fléchir lorsqu’il vit l’effaceur.
Combat mental : l’esprit du dragon contre la masse noire.
Il concentra toute la puissance du feu sur l’effaceur.
Les samouraï s’immobilisèrent à leur tour.
Convergence des faisceaux : création, annihilation.
La bataille se poursuivit encore plusieurs heures. Mais le caméléon avaitrempli sa mission. Il avait vaincu l’effaceur et le système avait perdu labataille.
Seulement en agissant ainsi, il avait indiqué sa position spatio-temporelleau système. Et la chasse reprit.
Le petit groupe d’archéologues en perdait son latin. Ils savaient tous qu’il faudrait attendre plusieurs siècles avant d’assister à de véritables bataillesavec des ninjas. Or devant leurs yeux sur leur écran, ils avaient la preuvequ’au XIIème siècle s’était déroulée une bataille sanglante avec des ninjasvenus de nulle part. Pourtant aucune de leurs archives historiques etarchéologiques ne mentionnaient cet évènement. Pour eux, celui-ci n’avaitjamais existé alors que c’était manifestement le contraire. Peu à peu toutesles bases de leurs connaissances s’effondraient sous le poids de la réalité.Il n’y avait pas de problème de causalité mais ils en étaient certains lepassé se modifiait. Cependant lorsqu’ils avaient voulu communiquer les résultats de leurs recherches, ils avaient essuyé un échec cuisant. Car toutesles personnes de la commission d’examen connaissaient ces évènements. Ils appartenaient à l’histoire ! Devant leur incrédulité, ils leur avaientmontré des livres d’histoire anciens qui mentionnaient ces évènements avec uneprécision redoutable. Il y avait de quoi devenir fou… Le futur lui-aussiavait été modifié et la causalité avait été préservée. Ils étaient les seulsà percevoir les changements… Ils étaient les seuls à avoir fouillé le siteet à y être demeuré durant des semaines. Il leur a fallu se rendre àl’évidence : le site avait un temps propre. Un temps indépendant que lesmodifications avaient touché de manière étrange. Une manière qui leur avaitpermis de discerner les différences. C’était la seule explication : dansl’espace du site, le temps ne s’écoulait pas de façon classique. Il avait comme perdu sa linéarité et son caractère irréversible. Aux yeux de tous, leurrecherche n’avait plus aucune valeur alors qu’ils venaient sans aucun douted’effectuer la découverte la plus importante de leur existence : des hommesmaîtrisaient le temps.
Le caméléon regardait le coucher du soleil. Dans le crépuscule des idoles, ilpensait à l’aube que devait voir Téras. Il savait où se trouvaient la lumièreet le feu…
Ils étaient sur le lieu de naissance de la tragédie, dans le théâtre de lavie solaire.
La causalité était préservée sur l’univers ramifié. Cependant qui aurait puprévoir les entrelacs du temps ? Et qui le désirait ?
Personne ?
Non !
Le système pour briser le temps et traquer les caméléons.
Les caméléons pour scinder le temps et vivre hors du système.
Le hasard et la nécessité du temps dans le combat entre l’être et le système.
Le système envoya une armada d’effaceurs sur les pays du soleil.
Il voulait éliminer les caméléons dans les deux branches temporelles.
Les caméléons comprirent qu’il serait vain de livrer une nouvelle bataille.
Héraklès luttait contre l’Hydre.
Les caméléons devaient trouver le centre du système. C’était la seule manièrede lutter contre lui.
Aucune autre solution.
Ils pensèrent à l’effet miroir et ils trouvèrent le foyer.
Il était exactement au milieu du XIIème et du XXIème siècles. C’était làqu’ils devaient se rejoindre pour le combattre, à la frontière du XVIème etXVIIème siècles.
Téras et le caméléon savaient exactement ce qui s’était passé en 1600 et grâce à leurs nouvelles connaissances sur le système, ils en connaissaientsa forme à cette époque.
Aussi d’une pensée commune, ils se retrouvèrent à la bibliothèque marcienne.Ils cherchaient les écrits du même philosophe.
Le précurseur de la pluralité des mondes.
Giordano Bruno.
Ramifications engendrées.
Processus de splitting.
Effectuations. Ils aimèrent cette ville du passé où tous les styles étaient présents. Lebyzantin côtoyait le roman et la renaissance, le gothique. Les coupolesbyzantines, les murs épais percés de fenêtres minuscules, les arcs brisés etles voûtes à caissons ornées de reliefs et de peintures composaient le caractère singulier de cette ville multiple.
Le temps les emporta tout près de la tour de l’horloge. Aussi ils traversèrentla célèbre place en longeant la basilique, juste en dessous de la terrasseà balustrade où quatre chevaux de cuivre doré contemplaient depuis quatresiècles leur patrie d’exil. Le regard de l’un s’attrista mais l’autre ne ditrien. Ils s’éloignèrent du palais pour atteindre les loggias aux colonnes doriques et ioniques de la bibliothèque. Après avoir gravi l’escalier monumental, ils se retrouvèrent dans la salle dorée qui contiendrait par la suite des codes, des incunables et des miniatures. Seulement ils ne désiraientqu’une chose.
Une chose unique.
Les écrits du philosophe.
Ils pénétrèrent dans une petite pièce à l’écart des autres lecteurs. Ce qu’ilscherchaient n’était pas la portée de tous. Ce qu’ils cherchaient était condamné. Car ce qu’ils cherchaient était essentiel.
La cena di ceneri.
Nous sommes plus vieux que nos ancêtres ; notre carrière est plus longue que la leur, au moins en ce qui concerne certains jugements,comme c’est le cas dans le propos que nous discutons.
La gnose du penseur face à l’univers.
Mais que certains, vivant à ses côtés, ou que la multitude des hommes actuels,n’aient pas été plus attentifs que ceux qui les ont précédés et n’aient pas eu plus de pénétration, cela provient de ce que les premiersne vécurent pas et les seconds ne vivent pas les années pensées par d’autres hommes ; et ce qui est pire, les uns et les autres ont vécu,comme s’ils étaient des morts, le temps qui leur était dévolu.
La puissance de l’hermétisme était là dans toute sa fougue. Il était évidentque la forme intrinsèque du système ne pouvait tolérer cette pensée. Il nelui avait pas donné le choix. Son exécution était inexorable car sa révolte devait être écrasée.
Ce serait donc ici, à cette époque, que les caméléons livreraient l’une de leurs premières batailles contre le système.
Mais auparavant il fallait trouver le maître. L’homme qui l’avait initiéà l’oeuvre d’Avérroès. L’homme de son prénom.
Ainsi ils sauraient ce qu’il ne savait pas.
Le paradoxe avait une source : la volonté de penser, peu importe le prix. Etl’amour de la sagesse pouvait conduire à la négation de la vie.
La logique avait créé la première rupture sous le soleil.
Le raisonnement s’était poursuivi en Orient avec Ibn Sina, dit Avicenne,et en Occident avec Ibn Rushd, dit Averroès.
Puis ce fut le temps des commentaires.
Grands, Moyens et Abrégés.
Et dans ce monde où tout perdait son sens dans l’ignorance, ils appartenaientau savoir.
Au savoir suspect pour la croyance.
Et les oulémas critiquèrent la falsafa.
Cependant rien n’y changea.
Nul croyance ne put empêcher l’évolution et la diffusion du savoir.
Et ce, malgré les injustices commises et les sacrifices subis.
Pas à pas, inéluctablement certains hommes augmentaient le savoir de l’humanité.
Un vieil homme s’approcha discrètement d’eux. Malgré son âge, il avait leregard vif et le caméléon reconnut l’équilibre de la grue.
Il regarda avec intérêt les livres qu’ils parcouraient.
– Il n’a aucune chance : son oeuvre l’a condamné au bûcher.
– Seule l’ignorance condamne, l’oeuvre crée !
– Ainsi vous êtes des hérétiques… Prenez garde, sinon vous subirez le mêmechâtiment et nul homme ne pourra vous sauver.
– Qu’importe ! La pensée des hommes survivra…
Le vieil homme se rapprocha encore plus près d’eux. Et d’une voix exténuée, il dit :
– Vous êtes donc venus aider mon pauvre Giordano ! Dieu soit loué ! Je suisle père Giordano…
D’instinct, il était venu à leur rencontre et il leur raconta l’enseignementqu’il avait procuré au futur philosophe.
– C’était un enfant doué en tout… Un véritable caméléon.
Ils se regardèrent.
– J’ai su tout de suite qu’il était capable de tout. Sa maîtrise du latin étaitexceptionnelle. Il était avide de tout lire, de tout éprouver. Alors j’aidécidé de lui enseigner la philosophie d’Averroès, je ne pouvais faireautrement. Il ne savait rien mais il comprenait tout.
J’étais un transmetteur, c’était un créateur.
Ils ne savaient pas comment il les avait trouvés mais ils surent ce qu’ilne savait pas.
Celui qui jouait sur tous les registres du pamphlet au théâtre, du sarcasmeau traité et qui préférait aux exposés systématiques et pesants, les dialogues,les polémiques, les formes poétiques et les allusions était un précurseur.
Son imagination avait pris le pouvoir de la pensée et en dépassant les connaissances des astronomes, il avait su envisager les bases de la pluralitéet avec elles, la première vision de la théorie de la ramification : la futureforce des caméléons.
Il était devenu l’homme à éliminer pour la forme qu’avait prise le systèmeà cette époque : l’inquisition. Et depuis sept ans, elle l’avait jeté dansses cachots pour l’effacer de la mémoire des hommes. Elle condamnait l’hommepour anéantir sa pensée.
Ils entendirent des bruits de pas du côté de l’entrée. Des gardes avaient pénétré dans la grande salle et ils interrogeaient les lecteurs présents.Ils cherchaient une personne.
Le caméléon et Téras savaient qu’ils recherchaient le père Giordano. C’étaitla conséquence logique de leur contact. Ainsi le système connaissait leurarrivée dans cette époque et il en avait déduit qu’ils tenteraient de rentreren contact avec lui.
Ce dernier n’était pas important en soi pour le système, seul ce qu’il avaittransmis au philosophe avait de l’importance. Néanmoins cela était suffisantpour le mettre à l’écart de la scène.
Les gardes finirent par le trouver dans la salle de lecture. Il n’opposaaucune résistance car il savait qu’il n’était pas en danger. Et puis l’espoiravait envahi son coeur grâce à sa rencontre avec les lecteurs aux yeuxpénétrants.
Leur couleur l’avait marqué à jamais.
Il partit, accompagné de quatre gardes, le coeur apaisé.
Il savait qu’ils étaient capables de tout.
Il avait confiance.
Ils attendirent encore quelques instants puis ils sortirent de la bibliothèqueavec le livre sans nom. Il existait. Ils avaient su où le trouver.
Ils marchèrent sur l’eau. C’était l’époque.
Comment ne pas voir dans cette ville d’eau, un modèle ramifié. L’eau s’yécoulait comme le temps. Les canaux formaient des branches fluides. Rienne pouvait s’y opposer.
Cette image n’avait pu manqué de marquer l’esprit du rebelle. Car l’académiciensans académie, le combattant de l’autorité et du dogmatisme était un visionnaire.
Et sa vision de l’univers était dépourvue de centre. Tout était centre. Ettout centre, centre d’intérêt pour la gnose.
L’univers se déployait dans une incessante mutation pour créer la multiplicitédes mondes accessibles uniquement par la force de la raison.
Un siècle avant Fontenelle, il affirma sans preuve que la vie, dans l’universn’était pas une rareté. Car chaque monade de l’univers le contenait.
La partie dans le tout. Le tout dans la partie.
Non c’é Dio senza mondo.
Et la pensée était l’unique moyen de comprendre le microcosme et le macrocosme.L’homme n’avait que cela. Qu’importe ! Puisque l’homme n’était que cela.
Un amalgame de pensées conçues par le passé et tournées vers l’avenir.
Le gondolier leur fit remonter le canal des grecs.
L’hermétisme avait su dépasser l’expérimentation grâce à la transgressiongnoséologique.
Sa magie avait su déchirer le voile de l’ignorance et avec lui celui du système.
Ils croisèrent un homme qui avait un signe infamant et le caméléon se sentittemplier, cathare, vaudois, patarin, marrane, morisque, luciférien, fraticelle,hussite et Giordano devant la férocité de l’inquisition.
Téras fit une copie photonique dans son encéphale du livre sans nom.
Il ne s’agissait plus de sauver un homme mais l’idée de l’homme.
Cet homme prométhéen qui depuis la naissance de l’humanité luttait contrela puissance de l’ignorance, éternellement seul.
Unique.
Seulement Giordano Bruno pensait en riant, en pleurant, en injuriant, en aimant, en s’émerveillant, en changeant de ton, de registre et de phrase.Il était tout aussi changeant, multiple et imprévu que le réel. Et pour lui,toute expérience ne pouvait être qu’une expérience de pensée. Rien d’autre n’existait.
Et eux savaient combien il avait raison.
Cependant le philosophe pensait à travers l’écrit et ce dernier était sans concession pour la forme. Tout était permis. Aussi l’accusation dusystème utilisa la forme pour condamner le fond. Lui qui était considéré parJames Joyce comme le père de la philosophie moderne, se vit accuser d’êtreun écrivain d’une pensée instable, éclatée, où la bêtise et le divin se frôlaient, un homme qui mêlait scatologie, eschatologie et cosmologie dansune langue savante et populacière. Alors qu’en écrivant, il inventait denouveaux dispositifs de pensée.
La forme primaire de la théorie des schémas mentaux.
Tant qu’ils seraient en présence d’autrui, Téras et le caméléon avaientdécidé de ne communiquer que par pensée. Aussi leur discret gondoliereut la surprise de parcourir les canaux dans un silence absolu.
Le silence de la pensée.
Ils passaient sous les ponts du temps.
Embuscade.
Les assaillants étaient munis de longues épées effilées. Ils lesattaquaient de toutes parts.
Le gondolier plongea dans l’eau pour s’échapper mais en vain.
Une épée se planta entre ses deux omoplates.
Le caméléon utilisa la forme de la gondole pour se retrouver sur le pont avec la force du léopard.
Téras resta sur la gondole. Il semblait impassible.
Ce ne fut qu’après qu’ils comprirent ce qui s’était réellement passé lorsquela force intérieure du serpent frappa par trois fois.
Ses coups plus rapides que leurs épées atteignirent le larynx, le sternumet le plexus solaire.
Ils s’effondrèrent.
Les autres, sur le pont, éprouvèrent la résistance du tigre, avec les mêmesconséquences.
Une arme n’était rien sans la force.
Le système le savait.
Ce n’était qu’une diversion pour lui.
Son but n’était que le livre sans nom.
Et il fut perdu à jamais.
Trente ans de pensée dans le néant.
L’encre noire assombrit les canaux du temps.
Le livre sans nom était tombé dans l’oubli pour toujours.
Cependant Téras avait transformé la matière en lumière.
Il faisait partie de sa mémoire photonique à jamais.
A présent, la condamnation de Giordano Bruno et à travers elle, celle de son oeuvre, prenait un sens nouveau.
Il ne devait pas expliquer les raisons qui poussaient l’inquisition à les condamner mais les raisons de ces raisons. Car c’étaient elles qui étaient le plus révélatrices de l’action du système.
Quelle était la raison des raisons ?
Telle était la question.
Et pour la découvrir, il devaient rechercher non pas ce qu’avait réellement trouvé Giordano Bruno mais ce que le système avait pu discerner dans son oeuvre et en particulier dans le livre sans nom.
Ils savaient que l’essentiel se cachait dans ce qu’ils ne savaient pas et que le système, sans forcément le connaître, savait que les caméléons pourraient le découvrir.
Ils se procurèrent des masques et se fondirent dans la foule.
Ils s’isolèrent dans la foule des masques.
Ils ne se cachaient pas.
Un masque n’est pas masqué.
Ils étaient des masques.
Des masques pensants.
L’essentiel.
La pensée démasquée.
Ils n’allaient nulle part, ils pensaient.
Téras compilait le livre sans nom et ils communiquaient en pensant.
Séparation des corps et de la pensée.
Unification mentale.
Phase de résolution.
Brainstorming en phase générique.
La foule arrivait sur un carrefour.
Leurs corps s’arrêtèrent
Leur pensée avait eu une intuition.
Un instant dans l’éternité.
La même idée avait germé dans leurs esprits.
L’idée était là, tenace.
C’était une idée cantorienne.
La découverte de Giordano Bruno n’était pas seulement celle de la pluralité.
Il avait réussi à donner une véritable dimension à l’infini.
En remarquant la possibilité de l’existence de l’infini, il avait ouvert une voie.
Une voie qui ne mènerait à la lumière que plusieurs siècles plus tard.
Mais il avait indiqué le sens.
L’infini des infinis.
Sa pensée était allée plus loin que l’infini.
Le monde n’était pas seulement infini.
Il existait une infinité de mondes.
L’infini n’était que le début.
Le point initial.
Le premier phare d’un océan infini.
Et Giordano Bruno l’avait allumé à l’aide de sa pensée au péril de sa vie.
Ainsi, tout avait commencé ainsi.
Non !
Tout commençait ainsi !
Une structure allait émerger de cette idée.
La structure vivrait de cette idée.
Une idée déterministe dans le chaos.
Cette structure pensait.
Et cette structure c’était Téras.
En lisant et en comprenant le livre sans nom, Téras avait créé un exécutable mental.
Dans cet infini d’infinis, il fallait une hiérarchie.
Cette hiérarchie était cantorienne.
Sa complétude engendrait sa faiblesse.
Et sa faiblesse, sa liberté.
En montrant ses limites, elle indiquait la voie.
Une voie éclairée par d’autres phares.
Les points fixes de la connaissance.
La gnose devenait gnoséologie.
L’hermétisme conduisait à une structure ouverte.
La couleur du temps.
Et avec le temps viendraient les caméléons.
Les libres penseurs capables de lutter contre le système qui les pourchassait.
Les hommes invisibles de l’anéantissement.
Et la légende se poursuivrait à travers les siècles.
Toujours vivant grâce à un seul être.
Muni d’un seul désir.
Celui de l’humanité.
L’être et le néant.
L’être et le temps.
L’être et le système.
Maintenant ils savaient ce qu’ils n’auraient jamais dû savoir.
Attaque du système.
Aucune des personnes qui se trouvaient sur la placette ne bougea. La capture des caméléons ne les concernait pas. Pour elles, ce n’était qu’un jeu.Une nouvelle idée pour divertir la population. Aussi après un moment de surprise, des cris de joie fusèrent de partout. La population était en liesse dans les venelles qu’ils traversèrent pour s’échapper.
Ils n’avaient plus qu’une seule idée en tête : courir.
Courir dans le dédale de la ville, au milieu des masques, avec les effaceurs du système aux trousses.
Tout n’était qu’une question de temps.
Les gens les bousculaient pour les retarder dans leur course.
Tout n’était qu’une question d’espace.
Les gens les abandonnaient à leur sort ainsi que le système l’avait prévu. Lamasse n’aime que ce qu’elle voit : la masse.
Ils allaient tous dans leur sens, en s’opposant à eux.
Les caméléons le savaient.
Néanmoins ils continuaient leur course.
Il devait laisser croire ce que les autres voulaient penser.
Mal exploitée une méta-information devenait désinformation.
Les gens ne voulaient penser, ils préféraient croire en leurs idées. Ces idées. consensuelles formées par le système pour les convaincre qu’ils avaient raison.Une boucle parfaitement manufacturée.
Manipulation de masse.
C’était le principe d’inertie du système.
Et les caméléons devaient l’exploiter.
Alors la course continua jusqu’à son terme.
Au bord du ciel et de la mer.
Et l’inattendu arriva.
Piégés par la foule et le système, les caméléons abandonnèrent la partie. Le jeu était fini.
Annonce de mat.
Les cris de la foule retentirent dans leur tête.
Et ils virent en eux, tous les accusés et condamnés que l’inquisition avait noyés dans les flammes du bûcher.
Puis l’imprévu arriva.
Effondrement empathique.
Elle n’aurait pas du se trouver à cet endroit.
Il en était certain, au milieu de la foule, il l’avait reconnue. Celle qu’il avait pour toujours dans sa pensée, était présente dans cette époque.
Sa présence du futur remettait en cause leur dessein.
Idée dangereuse…
Question : comment était-ce possible ?
Réponse : c’était impossible !
Il tenta d’analyser son comportement.
Ne s’agissait-il pas de la reconnaissance d’un visage dans un contexte similaire et tri-dimensionnel ? Oubliant l’émotion provoquée, son encéphale rechercha dans sa mémoire cette image fugitive de la foule.
Image sauvegardée.
Calcul de la douceur.
Anti-face.
Brisure.
Apparition du motif.
Visage mélancolique
Une seule personne dans la foule des visages souffrait pour eux.
Son empathie avait surpris son regard.
Elle avait quelque chose de familier.
Elle souffrait comme eux.
Elle était elle aussi en danger.
C’était elle.
Il tenta de se dégager mais en vain. Les liens étaient trop serrés. Téras tenta lui aussi d’intervenir. Et tous deux furent assommés sur le champ.
Tisons mentaux.
* C’est elle.
* Je sais.
* Elle a changé de visage…
* Mais c’est toujours elle…
* Elle est en danger.
* Elle est venue nous prévenir.
* Elle a quitté le futur…
* et l’hyperspace.
* Il doit se passer quelque chose d’imprévu dans notre siècle.
* Imprévu pour elle…
* Elle ne pouvait savoir…
* Elle a donc vécu les conséquences de notre capture par le système.
* Et elle est venue pour nous aider.
* Erreur byzantine.
* Il faudra faire avec…
Modifications des paramètres stratégiques.
Elle avait pensé qu’elle pourrait faire un geste sinon pour les sauver du moins pour les aider. Mais elle n’en avait pas été capable… Elle ne s’attendait pas à les voir ainsi. Seuls au milieu de la foule qui criait.
Cela lui avait rappelé son cauchemar. Cependant, cette fois, c’était la réalité qui avait dépassé son imagination.
Elle avait su, avant de remonter le temps, que le système les avait capturés mais sans en connaître les circonstances. Alors que dans cette ville, si ouverte par rapport à d’autres, elle avait été le témoin d’une véritable mascarade.
Personne n’avait pris leur défense, nul ne s’était appitoyé sur leur sort. Et l’ironie de ce dernier l’avait frappée en plein visage. Elle n’avait pu que se taire au moment de leur capture tellement l’horreur de la situation était grande.
Pourtant, malgré le changement de son visage, elle avait saisi durant un instant l’empathie des caméléons.
Elle s’était posé sur son regard emprunt de mélancolie comme un ange gardien. Et elle sut qu’ils savaient.
C’était son unique espoir.
Malgré les sept années du procés, les dix chefs d’accusation, la vingtaine d’interrogatoires menés par le cardinal et la torture, Giordano Bruno avait refusé de se soumettre au pape lui-même et avait répliqué :
– Je ne crains rien et je ne rétracte rien, il n’y a rien à rétracter et je ne sais pas ce que j’aurais à rétracter.
Et lorsque le 20 janvier 1600, le pape avait ordonné au tribunal de l’inquisition de prononcer son jugement, à la lecture de sa condamnation au bûcher, il avait déclaré :
– Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à l’accepter.
Les caméléons savaient qu’il n’avait jamais fait de concessions et que juché sur son orgueil de penseur qui connait sa valeur, jugeant sans morgue celle de ses contradicteurs, il n’abandonnerait jamais le combat de toute une vie même face à la mort. Il ne craignait personne. Cela avait toujours été sa force. Désormais c’était son unique faiblesse face à l’inquisition.
Seulement, il n’était plus seul.
Et Téras n’avait pas seulement des signes des temps dans sa mémoire. Il représentait la réalisation du talent protéïforme de son acteur. Car son système mnémotechnique avait été conçu à partir de la composition des images, des signes et des idées. Ce qui n’était qu’un amalgame sophistiqué de concepts à une époque, était devenu dans la même époque une entité photonique, un être de lumière.
Pensée interrompue.
Leur cage s’était brusquement déplacée. Les chevaux avait évité le choc mais pas la roue.Et le métal frappa le pierre.
Ils avaient été plongés dans une obscurité totale et la lumière qui déchira la toile leur apparût tel un éclair.
Elle les avait suivis puis leur avait tendu une embuscade.
Ils le savaient, elle était venue pour cela.
Et le maître kung-fu n’avait eu besoin que du temps de quatre notes de koto pour neutraliser les gardes.
Elle les avait libérés.
Elle ne sut qu’après qu’il agissait d’une erreur.
En les suivant, elles les avaient exposés au système.
Seulement les caméléons en avaient tenu compte.
Il prit une feuille et commença à écrire. Il entendit le verre de sa plume encrer le papier de ses idées. Il savait à présent qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour communiquer avec Giordano. Tout le contenant du message devait être d’époque. Il ne devait laisser aucun indice, pas même syntaxique. Par contre, la sémantique proviendrait clairement du futur pour un esprit comme le sien.Le début semblait être une dispute sur le compas différentiel mais il lui parla d’un autre théorème qui n’avait pas encore été découvert à cette époque : sans le mentionner explicitement et en lui parlant de l’harmonie des cercles dans un monde sans règle. Puis, il lui expliqua qu’ils étaient sur la même branche d’univers et qu’il ne serait plus seul pour porter le poids de la pensée humaine.D’autres singularités viendraient porter cette variété dont il avait découvert l’existence dans un élan visionnaire car l’humanité avait commencé à penser dans le futur. Et lui, Giordano Bruno, faisait partie de cette pensée.
Ils seraient là. Où qu’il soit, il viendrait le chercher.
En recevant cette lettre, il se rendit compte que c’était pour la première fois de son existence qu’il ne savait pas quoi penser. Il avait toujours eu le goût pour l’hermétisme et la magie seulement il ne s’agissait ni de l’un ni de l’autre. L’auteur de la lettre son oeuvre, son livre sans nom et l’aboutissement de sa pensée. Pourtant, il venait de plus loin encore. Lui qui avait touché du doigt la pensée infinie recevait un message d’un monde qui dépassait le sien, d’un monde qui devenait le sien. Ses idées s’ancraient dans la réalité temporelle.
Lui, dont le passé l’accusait de tout, découvrait que son présent appartenait déjà au futur. Les idées du passé se métamorphosaient en réalité du futur, c’était la victoire de l’actuel sur le potentiel.
Au crépuscule de sa vie, le temps prenait une nouvelle dimension.
Le magicien avait déchiffré le message du caméléon.
– C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux, et m’érige à l’infini. Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres cieux et pénètre au delà par le champ éthéré, je laisse derrière moi ce que les autres voient de loin.
Il était assis en lotus lorsqu’il sentit ses mains l’entourer. Il était dans ses pensées, elle était dans son âme. Et même si elle n’était venue du futur que pour cela, sa prés enceauprès de lui était suffisante pour le remplir de douceur.
Dans le futur, ils avaient été amants par le passé, à présent ils étaient un.
Il n’y avait que Téras pour le saisir mais s’il n’y avait qu’elle pour le comprendre.
Et tous les deux savaient qu’il pensait à Giordano Bruno;
Ce dernier représentait un symbole.
Celui de la résistance de la pensée face à la répression.
De l’être face au système.
Et la généricité de ce combat engendrait son universalité.
Tout était là.
Cependant comment le sortir de là ?
Tel était le problème.
Elle l’entourait complètement à présent et il l’embrassa tendrement.
Il sentait son souffle sur son visage.
Associations d’idées, raisonnement par analogie, résolution de l’énigme.
Et il l’aima encore plus.
L’autodafé n’était qu’un prétexte.
Une manière habile du système de masquer son rôle pour l’infamie.
Et Téras était la solution.
A présent le caméléon le savait.
Ils voulaient tous brûler son oeuvre, sa vie.
Et la vie de Téras était son oeuvre.
Ainsi tous seraient apaisés en voyant son corps se consumer sur le bûcher.
Alors qu’ils ne verraient que l’esprit du feu.
Et ce dernier ne peut brûler la lumière.
Téras grâce à sa polymorphie remplacerait le protéiforme Giordano.
Elle lui avait donné l’idée grâce à son visage.
Ce visage qu’il aimait tant.
Ce visage qui malgré les changements temporels demeurait le même.
Ainsi le charme sauverait le magicien et l’oeuvre, l’homme.
Telles étaient ses pensées lorsqu’il esquissa enfin un sourire.
Prise de décision.
Changement de destination.
Campo de’ Fiori.
Cependant l’homme, doué d’une mémoire prodigieuse, capable de réciter sept mille passages de la Bible ou encore mille poèmes d’ Ovide, le philosophe refusa.
Car il avait compris.
Il avait compris que les caméléons voulaient se sacrifier pour lui.
Il avait compris, qu’à son insu, il représentait un piège conçu par le système pour les capturer et les anéantir.
Le procès n’était rien.
Il était le précurseur.
Mais aussi le Protésilaos d’une nouvelle guerre.
Une guerre mentale.
Visible que par certains.
Ils savaient qu’il avait raison.
Ils le savaient depuis le début.
C’était sans importance.
C’est pour cela qu’ils étaient à ses côtés à présent.
Cependant Giordano Bruno avait compris que s’il échappait à la mort alors le système obtiendrait une victoire définitive sur l’être.
Ils étaient son futur et il appartenait au passé.
Sa mort serait le commencement de leur vie.
Il était le caméléon avant l’heure.
Et il paya cela au prix de sa vie.
Le système impitoyable de l’inquisition s’abattit sur lui.
Ses bourreaux lui arrachèrent la langue.
Pour l’empêcher de proférer des paroles affreuses.
Ses bourreaux lui clouèrent la langue.
Pour marquer la victoire du bras séculier.
Ses bourreaux l’incendièrent.
Pour purifier la sainte église.
Sans jamais se rétracter, sa pensée se déploya sur l’humanité.
Il avait été le premier à frapper le coeur du système.
Le premier homme à sortir du silence.
Coupable d’exister, accusé de penser, condamné au feu.
Tel fut Giordano Bruno.
Cependant le feu ne peut atteindre la lumière.
Et son oeuvre vivait.
Elle vivait en Téras.
Elle s’apprétait à livrer la dernière bataille.
L’ultime !
Malgré eux, ils avaient déjoué le piège du système grâce au sacrifice de Giordano Bruno. Mais ils étaient encore sous le choc de cette violence.La barbarie de l’inquisition les avaient horrifiés. Et ils garderaient à jamais cette image du supplicié luttant contre les flammes de l’infamie.Nul raison ne pouvait l’effacer de leur mémoire car désormais sa mort appartenait à leur vie, au même titre que son oeuvre. Plus rien ne serait comme avant. Et tous les trois le savaient : elle, Téras et le caméléon.Ils vivraient pour toujours dans son imagination. Cette imagination qui avait compris la multitude de l’univers et la pluralité des mondes. Cette puissance mentale qui avait été la première à voir ce que d’autres ne pouvaient pas même penser. Cette force qui avait rendu possible leur réalité en créant une nouvelle série de branches dans l’univers.
Giordano Bruno avait non seulement été assassiné par la prétendue clémence du pape mais surtout par l’arsenal déployé par le système et dont le nom avait été sacralisé pour devenir la sainte inquisition. L’ironie du sort avait atteint les sommets de l’absurde.
Condamné par la clémence, torturé par la sainteté.
Et cela au nom de la religion.
La religion avait sombré dans la folie.
L’échiquier n’avait pas de bord.
L’échiquier était infini.
Ils devaient penser différemment.
Le système avait pris une pièce : un cavalier solitaire.
Seulement ce n’était pas une erreur.
La perte de la pièce était un sacrifice.
Les caméléons avaient un temps d’avance.
Prise d’initiative.
Il ne fallait plus se concentrer.
Il fallait se déployer sur tout l’échiquier.
Le cavalier avait refusé l’offre.
Car il était unique.
Ainsi il avait libéré les caméléons.
Coup de théâtre.
Le système perdit toute trace d’eux après l’exécution.
L’hyperespace était une arme redoutable.
Sa multiplicité dimensionnelle permettait l’impossible.
Car il ne restait que cette solution pour lutter contre le système puis que celui-ci ne pouvait le prévoir.
Les caméléons avaient donné un sens à l’impossible et avaient découvert sa propriété principale.
L’ubiquité !
Unification globale des caméléons.
Monadicité en cours.
Activation des processus systémiques.
Principe de l’analyse infinitésimale.
Analyse non standard.
Surinterprétation des données réelles.
Mentalité fractale.
Monadicité effective.
Pour le système, les caméléons étaient nulle part.
Alors que les caméléons étaient partout dans le système.
Enclenchement du processus de déstructuration du système.
Le jeu de la vie avait commencé.
La cantorisation des monades ravageait le système qui ne pouvait lutter contre sa proprenature. Il systématisait tout comportement.
Seulement grâce à la monadicité, les caméléons avaient modifié son attracteur dynamique.
Il était désormais étrange.
Système hors équilibre.
Apparition de structures irréversibles.
Modification éthique.
Métamorphose ontologique.
Méta-heuristique appliquée.
Fermeture de la boucle logique.
Le système agit sur le système.
Instabilité de l’action.
Le système divise pour régner.
Le système se divise.
Autosimilarité effective.
Désagrégation du système.
Poussières de Cantor.
Grâce à leur liberté retrouvée et à l’effet miroir, les caméléons s’étaient servis du système lui-même pour combattre la structure du système. Les monades n’avaient permis que la catalyse du processus d’auto-destruction.C’est la puissance du système qui l’avait achevé grâce au principe ouroboréen. Le réseau monadique des caméléons s’était contenté de diriger la puissance du système contre lui-même. Après la disparition définitive de ce dernier, les monades s’amalgamèrent pour reconstituer la nature des caméléons dans l’hyperespace.
Alors, après la chute du système, l’humanité pensa librement. C’était ainsi qu’avait débuté une nouvelle période. Cette nouvelle période, selon la légende, fut nommée le temps des caméléons.