213 - Une herméneutique du Caligula d’Albert Camus
N. Lygeros
Cherea : Un empereur artiste, cela n’est pas convenable.
– Cette phrase donne le ton de la pièce. Les actes de Caligula seront inconvenants pour les hommes, inconcevables pour les esprits et une tentative désespérée pour atteindre l’impossible via l’absurde.
Caligula : Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible.
– L’homme se révolte contre sa condition et le monde.
Caligula : Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
Caligula : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
– Pour Caligula, le monde est un cadeau de Pandore. Un monde qui aliène l’homme. Caligula découvrant l’absurde essentiel du mythe de Sisyphe, l’injustice du mythe de Prométhée, se déchaîne contre le destin en utilisant une seule arme : la démonstration par l’absurde.
Hélicon : A quoi donc puis-je t’aider ?
Caligula : A l’impossible.
– Sans appel de la part de l’empereur et drôle de phrase pour un esclave affranchi par Caligula lui même ! A moins qu’il ne s’agisse d’un philosophe stoïcien…
Hélicon : Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur. C’est plus sage. Caïus est un idéaliste, tout le monde le sait. Autant dire qu’il n’a pas encore compris. Moi oui, c’est pourquoi je ne m’occupe de rien.
– Devant l’impossible deux choix possibles : vivre avec ou mourir pour !
Scipion : Il voulait être un homme juste.
– L’importance du passé dans cette phrase ! Comme si Caligula, après avoir compris l’absurdité du monde, avait aussi saisi le fait que, dans ce contexte, la justice n’avait de sens : la justice ultime ou le règne de l’arbitraire.
Caligula : Notez d’ailleurs qu’il n’est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix des denrées dont il ne peut se passer. Gouverner, c’est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement.
– Combien cette phrase si pure pourrait être considérée comme subversive par la société !
Caligula : Je viens de comprendre enfin l’utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l’impossible. Aujourd’hui, et pour tout le temps qui va venir, la liberté n’a plus de frontières.
– Une remarque par rapport à la phrase : la liberté de chacun finit là où commence celle d’autrui. Le pas suspendu de Caligula déplace sans cesse la notion de frontière.
Caligula à Cherea : Le mensonge n’est jamais innocent. Et le votre donne de l’importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis vous pardonner.
– Une critique socratique envers les rhétoriciens de l’époque. Une critique du langage qui au lieu d’être le medium de la pensée, tente de devenir le but de la pensée : une finalité qui ne peut qu’aliéner son essence.
Caligula : Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté.
– En effet devant l’absurdité du monde, tout est d’égale importance et donc sans importance. Aussi le monde est sans importance.
Caligula : Et justement, je vous hais parce que vous n’êtes pas libres.
– Pour montrer de manière explicite l’absence de liberté intellectuelle, le metteur en scène a choisi de donner aux patriciens des costumes de prisonniers de camps : tous identiques, comme pour mieux affirmer leur identité de pion !
Caligula : Dans tout l’Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin venu un empereur pour vous enseigner la liberté.
– La première phrase est terrible de sincérité car elle montre que l’accès à la liberté ne peut se faire que seul, après avoir brisé tous les liens de la société. Elle exprime le sentiment de Caligula. La seconde phrase exprime sa pensée dévastatrice.
Caligula : Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être.
– Toujours cette expression liquide et donc non constructive face au roc de la fatalité et au désespoir qu’elle fait naître.
Caligula : Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme !
– Le choix du verbe devenir au lieu de celui du verbe être exprime de façon limpide que le rang d’homme n’est pas un droit acquis, il doit se mériter et ce, via la découverte de la souffrance et de l’amertume d’être humain.
Caligula : Je prends en charge un royaume où l’impossible est roi.
– Dans la lignée de Sisyphe, Caligula en esclave de l’absurde se libère de sa condition pour s’élever au rang d’homme libre après avoir accédé au savoir.
Cherea : Vous n’avez pas reconnu votre véritable ennemi, vous lui prêtez de petits motifs. Il n’en a que de grands et vous courez à votre perte. Sachez d’abord le voir comme il est, vous pourrez mieux le combattre.
– Les paroles de Cherea sonnent justes ! Les autres ne voient en Caligula que ce qu’ils peuvent comprendre, non ce qu’il est car cela leur demeure inaccessible ! Et cela constitue une erreur a priori que de ne pas en être conscient…
Cherea : Sans doute, ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites.
– De nouveau l’attaque est nette. Et elle précise l’importance du pouvoir pour celui qui a accès au savoir. Toute utopie peut alors devenir une réalité.
Hélicon : C’est inouï d’être insignifiant à ce point. Cela finit par devenir insupportable.
– Expression de l’agacement devant cette insupportable réalité qui nous écrase par la masse de sa présence.
Caligula : Allons je vois que vous devenez intelligents. Vous avez fini par comprendre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait quelque chose pour mourir.
– Ici nul besoin d’exégèse. L’interprétation est claire. La connaissance de l’absurde redéfinit la morale humaine. Tout acquiert un sens nouveau et en particulier la justice.
Caligula : Pourtant quelques heures gagnées sur la mort, c’est inestimable.
– Car même dans ce monde absurde, la vie demeure ce que nous avons de plus précieux.
Caligula : La peur, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé un des rares qui tire sa noblesse du ventre.
– Ironie intellectuelle sur un sentiment universel.
Caligula : On est toujours libre au dépens de quelqu’un. C’est ennuyeux mais c’est normal.
– Critique sociale sans concession pour les systèmes dépourvus de fraternité.
Caligula : Il vaut mieux, après tout, taxer la vie que rançonner la vertu comme on le fait dans les sociétés républicaines.
– Critique sociale sans concession pour les systèmes républicains sans démocratie réelle.
Caligula : Ce quelque chose en moi, ce lac de silence, ces herbes pourries.
Caligula : Ah ! tu ne sais pas que seul, on ne l’est jamais ! Et que partout le même poids d’avenir et de passé nous accompagne !
– Quelle conscience de la diachronie du destin humain !
Caligula : J’ai simplement compris qu’il y a qu’une seule façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
– Cri désespéré de la part de Camus dans lequel on discerne toute la révolte de cet homme qui a toujours combattu toutes les formes de la dictature.
Caligula : Et s’il m’est facile de tuer, c’est qu’il ne m’est pas difficile de mourir.
– Comment décider de mourir dans un monde absurde ? Il ne reste plus que la solution chrétienne : se laisser assassiner pour le bien de tous.
Caligula : L’erreur de tous les hommes, c’est de ne pas croire assez au théâtre. Ils sauraient sans cela qu’il est permis à tout homme de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu. Il suffit de se durcir le coeur.
– L’aveu de Camus est on ne peut plus clair. Lui l’homme de théâtre par excellence sait de quoi il parle en matière de coeur et de souffrance pour créer une oeuvre.
Caligula : Un homme d’honneur est un animal si rare en ce monde que je ne pourrais en supporter la vue trop longtemps. Il faut que je reste seul pour savourer ce grand moment.
– L’honneur de l’esprit humain : une des rares différences entre l’homme et l’animal.
Caligula : Cherea, crois-tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout coeur – comme s’ils étaient nus l’un devant l’autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent ?
– Comment ne pas ressentir l’émotion et l’amertume que se dégage de cette pensée ? Comment ne pas y voir le sentiment de Camus dans la dureté de l’échange qu’il a pu avoir avec Jean-Paul Sartre ? Mais surtout comment ne pas voir sa lettre à un ami allemand ?
Cherea : Ils sont incapables de vivre dans un univers où la pensée la plus bizarre peut en une seconde entrer dans la réalité – où la plupart du temps, elle y entre, comme un couteau dans le coeur.
– Il s’agit de l’éternel problème de la rupture dans la continuité de la routine, du choc de la pensée contre la quotidienneté de la réalité sociale et consensuelle.
Caligula : Tous cela est très clair et très légitime. Pour la plupart des hommes, ce serait même évident. Pas pour toi, cependant. Tu es intelligent et l’intelligence se paie cher ou se nie. Moi, je paie. Mais toi, pourquoi la nier et ne pas vouloir payer ?
– Le mot est laché ! L’intelligence est un don mais elle a un prix que certains ne peuvent supporter tant elle fait souffrir par sa conscience. Le cogito ergo sum est transformé. Penser fait souffrir et c’est cette souffrance qui rend possible l’existence.
Caligula : Tu ne désires rien d’extraordinaire ! Tu veux vivre et être heureux. Seulement cela !
– L’ironie dans ce propos est que la plupart des hommes ne désire que cela ! Comme si cela suffisait pour exister. Comme si cela justifiait leur existence !
Caligula : Admire ma puissance. Les dieux eux-mêmes ne peuvent pas rendre l’innocence sans auparavant punir. Et ton empereur n’a besoin que d’une flamme pour t’absoudre et t’encourager.
– Une démonstration par l’absurde de l’omnipotence de ce dernier !
Cherea : Reconnaissons au moins que cet homme exerce une indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser.
– Ceci est un point clef dans l’oeuvre. Le danger que peut représenter l’intelligence et l’insécurité qu’elle engendre lorsqu’elle accède au pouvoir est parfaitement décrite dans une situation extrême où le confinement du monde vole en éclat par la découverte de l’absurde.
Caligula : Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c’est en poursuivant l’essentiel.
– L’essentiel, juste l’essentiel et tout est dit !