198 - Achille et Penthésilée

N. Lygeros

Scène I

Achille, Ajax

Achille, un genou à terre, se trouve devant le monument de Patrocle. Il est seul avec son ami. Silence. Ajax entre sur scène et s’approche à pas lents d’Achille. Il se penche lentement sur lui et lui dit quelque chose à l’oreille.

Achille, en colère.

Une femme, dis-tu ?

Ajax, serein.

Oui, une femme. Mais pas n’importe laquelle…

Achille, se redressant brusquement.

Quelle qu’elle soit, cela n’a aucune importance. Un temps. La guerre est l’état de la mort. Alors que les femmes appartiennent à la vie. Elles donnent la vie !

Ajax

Celle-ci ne donne que la mort.

Achille

Ici, sur cette maudite Troie, il n’existe que des guerriers et des blessés. Et tous, tôt ou tard, avancent vers la mort. Il montre le monument de Patrocle.

Ajax

Elle aussi, connaît cette voie sacrée.

Achille, surpris.

Comment est-ce possible ?

Ajax

C’est la reine des amazones !

Achille

Penthésilée ?

Ajax

Elle même. Un temps. Elle est venue, en alliée, avec ses douze meilleures guerrières. Elles appartiennent toutes au corps d’élite des amazones. C’est elle que nous devons affronter.

Achille

Non ! Jamais je ne combattrai une femme. Tu entends, Ajax, jamais.

Ajax

C’est pourtant ton destin, Achille.

Achille

Mon destin est de mourir jeune, non de tuer une femme.

Ajax

Elles apportent la catastrophe avec elles. Leur audace a décuplé les forces des Troyens. Bientôt, elles menaceront nos navires. Achille, il faut lancer tes Myrmidons dans la bataille.

Achille

Depuis la défaite d’Hector, les Troyens ne sont plus que des ombres.

Ajax

Seulement elles, ce sont des femmes qui transforment l’ombre en nouvelle lune.

Achille

Ne crains rien ! Le bouclier solaire défendra les Grecs. Et sa lumière écrasera les Amazones et les Troyens.

Ajax

Le soleil des Grecs n’est nul autre que toi !

Achille

Et tu me demandes de tuer la femme-lune pour sauver les Grecs.

Ajax

Si tu vois en elle, la femme, tu es perdu. Ne regarde que le maître de guerre. Silence. C’est la fille d’Arès !

Achille

Je ne crains aucun des deux !

Ajax

Sois prudent dans tes paroles. La colère des dieux frappe impitoyablement toute outre­cuidance.

Achille

Sois sans inquiétude, Ajax, Athéna saura me protéger.

Ajax

Athéna ne possède que la puissance de la pensée. Rien de plus ! Il détourne le regard.

Achille

Qu’as-tu, Ajax, tu semblés préoccupé ?

Ajax

J’ai un mauvais pressentiment. Silence. J’ai vu l’ombre d’Aphrodite planer sur toi.

Achille

Mon corps est insensible aux flèches. Il a été trempé dans le feu.

Ajax

Si sa flèche t’atteint, ce sera un autre feu qui s’emparera de toi. Silence. Tu ne connais que le feu de la bataille et ses franches blessures. Celui-ci sera sournois et il enflammera tes entrailles. Il ne frappe que la faiblesse.

Achille

Ajax, je n’ai qu’un seul point faible. Silence. Quant à mon cœur, la mort de Patrocle l’a brisé à jamais.

Ajax

Tu te trompes, Achille, le cœur est un phénix qui renaît de ses cendres. Et chaque naissance est une nouvelle épreuve, bien plus douloureuse que la précédente. Car elle porte en elle la mémoire du passé.

Achille

Je n’ai pas le temps de vivre dans le passé. Je me dois de vivre ici et maintenant. Je suis un mortel.

Ajax

C’est sans doute cela qui me préoccupe… Chez toi, tout est vitesse… Avec toi, la vie devient instant.

Achille

Est-ce de ma faute, si je vis dans l’instant ? Est-ce de ma faute, si la lumière solaire est polychrome ? Est-ce de ma faute, si le générique implique l’universel ?

Ajax

Je ne le sais, Achille… Tout ce que je sais, c’est que tu existes ! Et que je ne désire le contraire…

Achille

J’en suis conscient, Ajax. Silence. Seulement j’ai conscience de ma nature de mortel. Et cette conscience me force à agir comme je le fais. Ma seule liberté, c’est d’avoir choisi de mourir jeune.

Ajax

Je crois que le duel contre Penthésilée appartient à cette vie.

Achille

Comment, toi, Ajax, le plus puissant des guerriers grecs, le porteur du bouclier des sept taureaux, peux-tu me demander de massacrer une simple femme ?

Ajax

Cette femme, comme tu dis, oblige les hommes à porter le deuil. Silence. Son épée fauche les hommes, sa main ramasse les âmes ! Silence. On dit qu’elle n’a rien à perdre ! Elle serait venue à Troie pour échapper aux Erinyes de sa sœur…

Achille

De sa propre sœur ?

Ajax

Oui, sa sœur Hippolytée qu’elle a accidentellement tuée d’une flèche lorsqu’elles étaient à la chasse.

Achille

Quelle lourde peine pour une femme ! Sa vie est devenue une souffrance.

Ajax

Cela ne l’a pas empêché d’emporter l’âme de Machaon !

Achille, serrant les poings

Machaon est mort !

Ajax

Nos hommes n’ont pu épargner que son corps de la souillure des Troyens.

Achille

Pourquoi ne pas avoir mentionné tout cela plus tôt ?

Ajax

Je t’ai vu à genou devant le monument de Patrocle. Je ne voulais pas aggraver ta peine avec la mort de Machaon.

Achille

Ne comprends-tu donc pas ?

Ajax

Quoi donc, Achille ?

Achille

Elle n’est pas venue à Troie pour se battre. C’est contre sa mémoire qu’elle lutte.

Ajax

Mais ce sont les Grecs qu’elle tue !

Achille

Elle ne voit pas des hommes. Elle voit les étapes du temps qui la séparent de la fin ultime.

Ajax

Quel étrange raisonnement !

Achille

Il n’y a rien d’étrange à cela. Notre vie s’éloigne de la naissance pour s’approcher de la mort. À la recherche de la complétude.

Ajax

Ainsi, tu partages ce sentiment.

Achille

Je le comprends, c’est tout ! Silence. Elle n’est pas venue donner la mort. Elle est venue la recevoir.

Ajax

C’est pour cette raison qu’elle t’a défié…

Achille

Sans aucun doute ! Elle sait que je la délivrerai de son sort.

Ajax

Son acte est donc suicidaire et son choix est conscient.

Achille

C’est cela, Ajax, elle n’agit pas par inconscience. Bien au contraire, chacun de ses actes est un pas vers moi.

Ajax

Elle veut mourir par la gloire ?

Achille

Elle veut mourir dans la gloire.

Ajax

En combattant l’invincible que peut-elle atteindre ?

Achille

Sa lutte suffit pour la délivrer de l’épreuve du malheur.

Ajax

Elle chevauche la puissance et s’empare de nos défenses, uniquement par vengeance contre le destin…

Achille

Uniquement pour libérer sa conscience ! Silence. Ses remords sont trop lourds à porter.

Ajax

Alors combien de vies faudra-t-il qu’elle emporte encore pour te convaincre de l’affronter ?

Achille

Pas une de plus ! Je connais son désir, je l’assouvirai !

Ajax, soulagé.

Je rends grâce à ta sagesse et à Athéna qui te conseille. Il tend ses bras vers le ciel. Dois-je prévenir tes Myrmidons afin qu’ils s’arment pour se lancer dans la bataille qui fait rage ?

Achille

Non ! Cela n’est pas nécessaire. Silence. Nous irons seuls sur le champ de bataille.

Ajax

Soit ! Nous lutterons seuls ! Un temps. Je m’occuperai des Troyens et Penthésilée viendra à toi.

Achille

Je l’attendrai devant nos navires.

Ajax

Ton bouclier solaire éclairera sa course. Et ta lumière brûlera ses ailes.

Achille

À la mort de sa sœur, le sort lui a arraché ses ailes. Un temps. Elle ne sait plus rêver.

Ajax

Lorsqu’elle sentira le vent solaire, son âme se brisera sur l’éternité de l’instant.

Achille

C’est en prenant conscience de son caractère de mortel que l’on accède à l’éternité de l’instant.

Ajax

Achille, il faut nous préparer. La bataille sera rude.

Achille

Tu as raison, Ajax, il est temps de livrer bataille ! Silence. Partons sur le champ !

Ajax acquiesce et le devance. Achille se prosterne devant le monument de son ami Patrocle.

Achille

Je ne serai pas long mon ami. Mon devoir m’appelle et je ne saurai faire attendre plus longtemps Penthésilée, Un temps. Notre premier rendez-vous est fixé.

Il se redresse et s’éloigne à pas décidés. Il sort de scène. Obscurité. Puis lumière lunaire. Musique grecque.

Scène II

Achille, Penthésilée, Chœur de femmes

Toute la scène avec le chœur des femmes et Penthésilée se déroule pendant la musique… Sur scène, arrive le chœur de femmes – drapé de noir – qui tient dans ses bras Penthésilée – drapé de blanc – inerte. On lit sur les visages, une gravité et une peine extrêmes. Elles déposent le corps au centre de la scène, très lentement. Les unes entourent le corps, les autres s’enfuient et reviennent avec des fleurs. Les unes caressent le drapé, les autres décorent de fleurs les cheveux de Penthésilée. Tout est en mouvement autour de son corps immobile. Un son de voix les fait se redresser. Silence Achille arrive sur scène, méconnaissable… À sa vue, le chœur de femmes se disperse en criant Achille reste seul avec Penthésilée. Il s’avance vers elle avec peine. Puis tombe à genoux et la prend dans ses bras. Il n’a pas dit un mot. Lumière solaire.

Achille, dans un cri.

Pourquoi ? Silence. Pourquoi m’infliger un tel sort ? Un temps. Je ne suis qu’un guerrier ! Comment lutter contre cela ? En regardant le ciel. Dieux, pourquoi avoir envoyé à la mort auprès de moi, l’amour de ma vie ? Mes lances ont transpercé son corps sans résistance et ses lèvres ont mordu la poussière de cette maudite Troie. Silence. Puisque son vœu était de m’appartenir, laissez-la moi, je vous en supplie. Il pose sa tête sur la poitrine de Penthésilée. Puis se relève tel un immortel. Je n’ai pu voir son visage qu’après… Après… Juste après la pourpre. En regardant ses mains. Elles ne savent que donner la mort… Un temps.
Mère ! Pourquoi m’avoir donné tant de pouvoirs ? Un temps. Mènent-ils tous à la destruction ? Silence. Elle ne savait pas. Elle ne pouvait connaître leur puissance… Son arc, ses flèches, ses traits, tous tendaient vers moi. Un temps. Et tous se brisèrent sur mon bouclier ; le soleil l’aveugla. Ce bras ne lui laissa aucune chance, elle fut foudroyée. Combien j’aurais voulu que la lumière puisse m’aveugler ! Combien j’aurais voulu n’avoir jamais vu son regard, son dernier regard ! Elle m’a offert le dernier regard de sa vie et le dernier soupir de son âme. Il secoue son corps. Un tel cadeau à moi, ton meurtrier. Tu m’as tout offert et je n’ai su prendre que la vie. Ta mort fut mon crime, mon amour fut ton châtiment ! Silence.
Athéna, Je t’en prie, montre-moi la source de l’immortalité. Laisse-moi lui donner à boire… Il se penche de nouveau. Ne meurs pas, tu entends. Je t’interdis de mourir ! Un temps. Tu es mon âme… Silence.
Avant de te rencontrer, j’étais seul, sans espoirs, sans peurs et libre. À présent, je suis encore plus seul, désespéré et enchaîné à toi. Il a suffi d’un regard, d’un seul regard ! Tout était à notre portée. Nous aurions pu être les plus beaux amants de la Grèce. Mais le sort en a décidé autrement. Et ce regard qui aurait pu être le commencement tout, fut celui de la fin. Il lui prend les mains. Ces mains qui auraient pu être celles de la tendresse, il les croise, ne seront jamais que celles de la passion… Silence.
Dieux, pourquoi dois-je subir une telle épreuve ? Il tend sa main droite vers le ciel. D’une seule main, j’ai touché la frontière de l’amour et de la mort. Il a suffi d’un instant, d’un seul instant ! L’instant de la révélation. L’instant où l’homme prend conscience de l’ampleur de sa faiblesse face à la puissance du choc de l’amour et de la mort, de la vie et de la mort, de la liberté et de la mort.
À pas lents, les femmes du chœur reviennent chercher le corps de Penthésilée. Achille, dans son malheur, ne les a pas vues. Il demeure silencieux et immobile. Il serre Penthésilée dans ses bras. Les femmes se rapprochent et tendent toutes leurs bras vers Penthésilée. Soudain Achille les aperçoit…

Achille

Non ! Laissez-la moi ! Le chœur de femmes a un mouvement de recul. Qui vous a permis de revenir ? Les femmes mettent toutes leurs mains sur leur bouche. Pourquoi, ne dites-vous rien ? Vous êtes là comme des Harpies, prêtes à fondre sur votre proie. Les femmes tombent à genoux. À présent, vous m’implorez… Votre lâcheté est donc sans bornes. Vous êtes prêtes à tout pour obtenir votre butin. Il se redresse et elles reculent toutes. Venez la prendre ! Puisque tel est votre désir. Mais auparavant, il faudra me passer sous le corps. J’ai déjà perdu son âme, je ne vous laisserai pas emporter son corps. Dans un cri, Il est à moi ! Elles s’enfuient. C’est tout ce qu’il me reste… Il demeure seul à la contempler. Tu es le seul présent de ma vie sans avenir. Silence. Je ne t’abandonnerai jamais… Il se penche sur elle et l’embrasse tendrement.

Scène III

Achille, Penthésilée, Thersite

 

Thersite, en faisant irruption sur scène.

Honte à toi, Achille ! Achille se relève lentement, serein. Comment as-tu osé ?

Achille, en le regardant enfin.

Te regarder, Thersite ?

Thersite

Tu ne tromperas personne ! Je t’ai vu !

Achille

Comment aurais-tu pu faire autrement puisque je suis devant toi ?

Thersite

Te moquerais-tu de moi ?

Achille

Jamais je n’oserais !

Thersite

Je t’ai surpris à la recherche de plaisirs abjects et contre nature. Silence. Tu ne dis rien ? Est-ce là ta seule défense ? Achille, toujours silencieux, se contient avec peine. Tu déshonores la Grèce tout entière par ton acte et tu demeures silencieux ?

Achille

Parfois, il est préférable de se taire !

Thersite

Tu ne me fais pas peur, Achille… Tu es sans armure et sans armes… Il s’approche, sans crainte.

Achille

Heureusement !

Thersite

Je te dénoncerai, Achille, tu entends ? Je dirais à tous que tu voulais posséder cette traînée d’Amazone.

Achille se lève brusquement et s’empare de Thersite en lui faisant une clef.

Achille

Thersite, tu es le plus laid des Grecs qui sont venus à Troie et pourtant ton âme est encore plus laide.

Thersite, terrorisé.

Lâche-moi ! Tu ne t’en sortiras pas ainsi, nécrophile !

Achille

Ma vie n’a plus aucune importance ! Il le serre encore plus. La tienne n’en a jamais eu, Ulysse avait raison…

Thersite

Laisse-moi ! Tes mains me dégoûtent ! Elles ont l’odeur de la mort !

Achille

Cette fois, tu as raison ! Il l’achève. Thersite s’effondre. Ton ombre vivra dans le désert des Tartares.

Achille le traîne tel un vulgaire sac. Il sort de scène.

Scène IV

Achille, Penthésilée, Chœur de femmes, Diomède puis Ajax

Le corps de Penthésilée gît au milieu de la scène, seul. Long silence. Alors le chœur de femmes fait son entrée. Deux femmes avancent en premier avec beaucoup de précaution. Après avoir vérifié que le chemin était libre, elles font signe d’avancer aux autres demeurées tapies dans le noir. Elles s’approchent toutes et à pas furtifs forment un cercle autour de Penthésilée. Elles se rapprochent d’elle sans pour autant oser la toucher. À ce moment surgit Diomède.

Diomède, condescendant.

C’est donc toi, la reine des Amazones ! La plus belle des femmes-lune… Silence. Je ne vois comme corps sans vie, qu’un cadavre de plus, une chaire vouée à la pourriture… Tout ce mal pour ça ! Il la touche du pied. Achille a brisé Thersite, juste à cause de toi… Il crache sur elle. Tu te croyais à l’abri dans la mort… Les femmes sont indignées. Mais tes souffrances sont loin de toucher à leur fin… En marchant sur le corps de Penthésilée. Tu m’entends ? Tout n’est pas fini. La mort n’est qu’un commencement, je briserai ton âme à jamais. Il regarde le chœur des femmes. Qu’attendez-vous pour l’emporter sous ma tente ? Elles ne bougent pas. Il s’avance vers elles. Dois-je répéter mon ordre ? Si vous n’obéissez pas sur-le-champ, je vous donnerai en pâture à mes chevaux… Elles reculent toutes jusqu’à l’extrémité de la scène. De qui avez-vous peur ? Elles montrent toutes dans la direction d’Achille. Écoutez-moi, Achille est fini ! Il a sonné l’heure de sa propre condamnation. Quant à elle, je m’en occupe personnellement ! Il arrache le drap qui couvre le corps de Penthésilée, l’attrape par le pied, la fit pivoter et commence à la traîner dans la direction opposée du chœur. Ce dernier suit la scène sans rien dire. Tout à coup, elles se mettent toutes à crier. Qu’avez-vous toutes, à crier ainsi ?

Achille apparaît, furieux.

Achille

Diomède !

Diomède 

Achille ?

Achille

Diomède, lâche-la sur-le-champ ! Et je te promets de t’épargner !

Diomède 

Ainsi tu me menaces ?

Achille

Je ne te menace pas. Je te préviens. Penthésilée est sous ma protection.

Diomède lâche sa prise. Et Achille fait un mouvement comme pour prévenir le choc.

Diomède 

Ce n’est qu’une femme, et une Amazone de surcroît, pourquoi tant d’attention ?

Achille

Elle est sacrée !

Diomède 

Elle ? Cette alliée de Troie ? Tu as massacré mon cousin Thersite pour cette…

Achille, le coupant.

Un mot de plus et tu le regretteras amèrement !

Diomède est sur le point de parler lorsqu’apparaît Ajax.

Ajax

Diomède, que fais-tu ici ? Ta place est près de tes hommes.

Diomède 

Je vous laisse. Ici la mort est omniprésente.

Diomède sort, suivi de peu par les femmes du Chœur.

Ajax

Que s’est-il passé, Achille ?

Achille ne répond pas. Il s’approche de Penthésilée et lui dit en se penchant.

Achille

Je suis là, ma douce.

Ajax

J’ai appris que tu as jeté l’ombre de Thersite dans le Tartare.

Achille

Cette ombre était une ombre dépourvue de lumièreElle appartenait déjà au Tartare.

Ajax

Est-ce la mort de Penthésilée qui te met dans cet état ? Achille, sans dire un mot, recouvre du drap le corps de Penthésilée. Elle t’a défié, Achille, tu n’es pas responsable !

Achille

Je suis responsable de tout ! Silence. J’ai su la comprendre mais je n’ai pas pu la protéger. Elle souffrait…

Ajax

Comment aurais-tu pu la protéger ? Elle a tué plus d’une dizaine de nos guerriers…

Achille

C’est tout ce sang qui m’a aveuglé. Silence. J’aurais dû l’épargner…

Ajax

Mais c’est elle qui a versé tout ce sang. Tu devais l’abattre !

Achille

Tuer n’est pas un devoir mais un choix.

Ajax

Seulement le destin ne t’a pas donné le choix !

Achille se penche à nouveau sur Penthésilée.

Achille

Mon amour…

Ajax

Tu l’aimes ?

Achille

Cette fois je n’ai pas eu le choix.

Ajax

Mais elle est morte, Achille, elle est morte ! Silence. Tu ne peux pas aimer une morte.

Achille

L’amour est plus puissant. La mort ne dure qu’un instant. L’instant d’un soupir. Nous étions fait pour nous rencontrer. Nous nous rencontrerons !

Ajax

Achille, tu délires ?

Achille

Non, Ajax ! Tout ce que j’aime sont morts : Patrocle est mort dans mon paraître, Penthésilée est morte dans mon être.

Ajax

Tu n’es pas coupable ! Patrocle n’a pas pu supporter le poids du feu et Penthésilée la vue du feu.

Achille

Je suis coupable d’être un feu !

Ajax

Tu es une lumière, tu es notre soleil !

Achille

Alors il est temps pour moi de m’éteindre. Silence. Mon crépuscule a déjà commencé… Silence. Mais auparavant, je dois m’occuper de la sépulture de Penthésilée.

Ajax, plein de compassion.

Je pars chercher Ulysse. C’est le plus apte pour te purifier.

Ajax sort de scène Achille pose le corps de Penthésilée au pied du monument. Achille est seul devant le corps de Penthésilée et le monument de Patrocle.

Achille

Dès que possible, je mettrai les voiles pour Lesbos et j’y ferai des sacrifices à Apollon, Artémis et Léto. Je naviguerai sur les flots de larmes, je verserai sur notre sol ce qu’il reste de mon âme… Je ressens, profondément en moi, une immense lassitude de cette vie dépourvue de sens. J’ai perdu mon ami, j’ai perdu mon amour, il ne me reste plus qu’à perdre la vie.

Scène V

Achille, Ulysse

Ulysse entre sur scène. Son génie illumine la scène. C’est un nouveau soleil.

Ulysse

Tu n’es pas seul, Achille, je suis avec toi !

Achille

Ulysse ! Merci d’être venu si vite. Silence. Je savais que je pouvais compter sur toi. Seulement, tu comprends, je suis un peu…

Ulysse, le coupant.

Moi ! Je le sais, Achille notre être est Un !

Achille

Et pourtant nous sommes différents en tout : colère et sérénité, passion et compassion.

Ulysse

Nous sommes à l’avant et l’après du même être.

Achille

Alors tu sais tout sur moi !

Ulysse

Je suis ton âme…

Achille

Nous brûlons d’un même feu.

Ulysse

Et je sais combien tu souffres…

Ulysse s’approche d’Achille et lui touche l’épaule. Achille se relève et lui touche lui aussi l’épaule.

Achille

Tu es sans doute le seul à me comprendre. Silence. Penthésilée est le moment de paix que j’ai connu dans cette guerre.

Ulysse

Cette rencontre avec Penthésilée, c’est le tournant de ta vie.

Achille

C’est aussi le début de ma mort…

Ulysse

La vie est le début de la mort !

Achille

Ulysse, je me sens de plus en plus près de toi.

Ulysse

Il n’y a rien de surprenant à cela, Achille, tu deviens moi et je deviens toi !

Achille

C’est sans doute pour cette raison que tes paroles sont les seules à m’apporter du réconfort.

Ulysse

C’est le propre de la réflexion sur soi…

Achille

Après la mort de Patrocle et de Penthésilée, je me sens moi-même condamné.

Ulysse

Ce n’est pas une condamnation, Achille, c’est une libération. À présent, tu sais, toi, l’égal des dieux, que le propre de la grandeur humaine provient de notre nature de mortel. Silence. Quant à ta pensée, elle vivra à travers moi.

Achille

Alors je revivrai en toi ?

Ulysse

Oui, Achille, maintenant tu as le droit de savoir.

Achille

Dans ce cas, c’est toi, Ulysse, à l’instar d’un Atlas, qui portera désormais mes peines.

Ulysse

Je le sais, Achille. C’est pour cette raison que je suis là.

Achille

Ainsi ma purification n’était qu’un prétexte.

Ulysse

En quelque sorte ; en tout cas, elle n’a pas le sens usuel… Thersite n’avait rien de grec. Un temps. En le jetant dans Tartare, tu as libéré la Grèce d’un ennemi.

Achille

Ulysse, mais un homme bien singulier…. Silence. Et je n’arrive pas à saisir l’ensemble de tes pensées.

Ulysse

Tu dois te contenter de m’aider à te comprendre. C’est ainsi, par une immersion, que tout prendra un nouveau sens.

Achille

Je dois donc sombrer dans les profondeurs de ta pensée. Ulysse chancèle. Qu’as-tu, Ulysse ?

Ulysse

Je suis sur le point de connaître…

Achille

Comment peux-tu supporter cela ?

Ulysse

Là n’est pas la question. Un temps. Je suis né pour cela, c’est une nécessité.

Achille

Tu es né pour supporter mes souffrances ? Je ne…

Ulysse, le coupant.

Cesse de te tourmenter. Silence. Dis-toi, simplement, que tout le monde ne peut regarder le soleil.

Achille

Tu as raison, face au soleil, il y’a que deux choix possibles : la crainte et l’admiration.

Ulysse

Aussi tu ne dois pas leur en vouloir. Nous sommes seuls, c’est tout ce qu’il faut savoir.

Achille

Ta solitude doit être bien grande, Ulysse, bien plus grande que la mienne.

Ulysse

C’est la seule façon d’aimer l’humanité.

Achille

La déesse Athéna, notre protectrice, prenne soin de toi dans cette nouvelle épreuve. Silence.

Ulysse

Elle est omniprésente dans mon esprit.

Achille

Mon coeur est prisé à jamais, Ulysse, mais tu as su apaiser mon âme. Silence. Il se penche une dernière fois sur Penthésilée. Aide-moi à porter le présent de ma vie.

Ulysse se penche lui aussi, sans rien dire. À présent, ils ne sont qu’un. Ils la prennent dans leurs bras et lèvent son corps. Ils avancent côte à côte et atteignent le bord de la scène. En larmes, dans un dernier effort, ils soulèvent à bout de bras.

Achille et Ulysse

Dieux, voici notre ultime présent !

Noir.