174 - Opera dei pupi ou la mémoire des gestes
N. Lygeros
Il ne reste plus qu’un seul endroit en Occident où la mémoire des actes de bravoure des preux chevaliers soit encore vivante : la Sicile.
En effet, là-bas, la chanson de gestes ne fait pas partie d’un passé oublié, ni d’anciens ouvrages exposés dans les musées. En Sicile, elle est vivante et encore populaire. Bien sûr elle doit se battre pour survivre car les temps et les us ont considérablement changé depuis l’instauration de cette tradition. Seulement elle est encore bien présente et tenace dans la mémoire populaire et dans le patrimoine sicilien.
Cela est essentiellement dû à la passion des maîtres de ce domaine qui sont conscients de la valeur du trésor traditionnel qu’ils ont en eux. Leur courage et leur patience ont su créer de véritables écoles de cet art intimiste et pourtant si partagé. De ces écoles sont nés ceux qui reprennent le flambeau ou peut-être l’olifan de cette passion : les manipulateurs, de gestes certes, mais aussi de sentiments.
A l’Opera dei pupi Turi Grasso, nous avons eu l’occasion d’assister à une représentation de la bataille de Roncevaux qui eut lieu le 15 août 778. C’est au cours de cette bataille que l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne fut massacrée par les Vascons (Basques) à la suite d’une trahison et que Roland, le neveu de l’empereur, trouva la mort. Dans La Chanson de Roland, les Vascons sont remplacés par les Sarrasins.
Bien que cet épisode soit connu de tous et malgré la modestie de l’approche manichéenne de la mise en scène, cette dernière parvient à exprimer avec force et émotion le caractère tragique de cette lutte.
Roland détient Durendal, cette arme légendaire dont l’acier “ne se brise ni ne s’ébrèche”, cette épée “belle et très sainte” dont le pommeau renferme des reliques. Et il commande les plus valeureux chevaliers du royaume. Cependant la traîtrise et la ruse auront raison d’eux. Dans ces combats à deux contre un et contre des géants, scandés par le frappé des manipulateurs, nous retrouvons le principe énoncé par Edmond Rostand : le combat est beaucoup plus beau lorsque c’est inutile.
Dans ce monde où règnent les conventions intrinsèques de la représentation, nous oublions l’artifice tant il est manié avec dextérité, pour nous épancher sur les aventures et les combats de ces chevaliers de l’innaccessible réalité.
Chaque tenue, chaque geste est un symbole, un indice. Et c’est dans ce dédale de gestes retenus par des fils d’acier, dans ce fracas des armes dorées et cette percussion du phrasé sicilien que renaît, tel un phénix, l’aigle légendaire du champion de Charlemagne. Et avec lui, sonne à nouveau l’olifan qui nous rappelle sans cesse que le plus grand des dangers, la plus grande des trahisons du passé n’est pas la mort mais l’oubli.