109 - Sénèque, un contemporain ?

N. Lygeros

Cet article est né de la lecture minutieuse de cinq des traités de Sénèque à savoir : De la colère, De la brièveté de la vie, De la tranquillité de l’âme, De la clémence, et De la vie heureuse. Je ne dirai pas qu’il s’agit là de textes dont l’argumentation logique est d’une cohérence impeccable, non c’est avant tout la sincérité de Sénèque qui attire même si quelques-uns pourront y voir une certaine naïveté. Ces leçons de sagesse stoïcienne, qui ont près de 2000 ans, possèdent de par l’ échec historique qu’elles ont subi -puisque Sénèque était le précepteur de Néron- un aspect tragique et même utopique. Et c’est peut-être cela leur vraie valeur car comme l’a écrit Carlo Michelstaedter seul l’impossible mérite d’être exigé. Aussi étudions les hypothèses de travail de Sénèque.

LES HOMMES SONT NES POUR UNE MUTUELLE ASSISTANCE; LA COLERE EST NEE POUR LA DESTRUCTION COMMUNE. L’HOMME CHERCHE L’ASSOCIATION; LA COLERE, L’ISOLEMENT. Cette approche que l’on qualifierait à présent d’humaniste est celle des philosophes stoïciens. Il suffit de regarder la situation actuelle pour voir combien nous sommes loin de cette idée sur les hommes et combien sera longue la route pour ceux qui se sont fixé comme but la paix dans le monde. Deuxième hypothèse de travail : LA PASSION TOMBE VITE; LA RAISON EST TOUJOURS EGALE. Celle-ci entraine le rejet immédiat des mass-media qui justement travaillent sur l’émotion. Plus exactement il s’agit d’une des caractéristiques des organisations non gouvernementales qui travaillent en profondeur et dans la plus grande impartialité possible. Mais Sénèque va plus loin au risque d’être paradoxal :

D’AILLEURS, SI LE SAGE DOIT S’IRRITER CONTRE LES ACTIONS HONTEUSES, S’IL DOIT S’EMOUVOIR ET S’ATTRISTER DE TOUS LES CRIMES, RIEN NE SERAIT PLUS AMER QUE LA SAGESSE. Mais n’en est-il pas ainsi de Sénèque. Lorsqu’un intellectuel considère la situation actuelle du monde comment ne pourrait-il pas être irrité? Révolté devant tant d’absurdités et d’atrocités? En fait il s’appuie sur le constat suivant :

LE SAGE NE CESSERA JAMAIS DE S’IRRITER, S’IL COMMENCE UNE FOIS. Pour Sénèque la colère est une sorte de vice auquel il est difficile de ne pas s’adonner une fois gouté. De plus il met l’accent sur son caractère essentiellement inutile. En effet quelle est l’utilité d’une révolte si elle n’est pas suivie d’un acte sinon d’une action. A quoi servent les gens qui se lamentent ou qui s’efforcent de paraitre émus à la suite d’un spectacle où le malheur est évident, s’ils se contentent ensuite de rentrer chez eux et d’oublier ce moment jusqu’au suivant qui les attristera de la même manière et donc avec les mêmes superfétatoires conséquences. Mais passons à une idée plus profonde, plus fondamentale car globalisante :

POUR NE PAS S’IRRITER CONTRE QUELQUES-UNS, IL FAUT PARDONNER A TOUS; IL FAUT FAIRE GRACE AU GENRE HUMAIN. Dit de cette manière cela peut paraitre quelque peu abstrait et même sembler démagogique. Seulement si l’on applique cette idée à la peine de mort, elle devient d’un seul coup tout à fait réaliste. Et pourtant il existe beaucoup de pays non abolitionnistes, et qui ne sont pas prêts de changer. C’est pour cette raison qu’il faudra encore beaucoup d’efforts afin que cette idée devienne une réalité mondiale. Car tout le monde n’est pas convaincu que cette barbarie doit être bannie de notre civilisation. A propos de la nature, Sénèque écrit :

PERSONNE NE S’IRRITE CONTRE UNE IMPERFECTION QU’EXCUSE LA NATURE. Cette thèse est si intéressante qu’elle mérite d’être contrée. Selon elle il est tout à fait stupide que Voltaire se soit irrité contre le tremblement de terre qui détruisit une grande partie de Lisbonne et causa d’innombrables morts. Les croyants ne s’irritent pas car ils croient que c’est la volonté de dieu, les athées ne s’irritent pas car ils pensent que c’est inhérent à la nature; seuls les impies ont le droit de se moquer. Soyons plus constructifs : l’homme ne s’adapte pas à la nature, il la transforme; car rien n’est écrit ! Tout est à faire. Albert Einstein pensait à juste titre que dans le monde il y avait deux choses infinies : l’imbécilité et l’univers. Quant à la deuxième il n’en était pas sûr! Et c’est vrai, devant l’imbécilité l’homme est essentiellement impuissant. Mais la nature n’est pas imbécile elle est, c’est tout.

NOUS AVONS DIT QU’IL Y A DES ETRES QUI NE PEUVENT NUIRE; IL Y EN A D’AUTRES QUI NE LE VEULENT PAS. Cette précision est importante, il s’agit donc d’un choix, d’une volonté intellectuelle et non d’une incapacité physique. Autant le dire tout de suite : je est un autre! Néanmoins ces autres qui veulent du bien à l’humanité sont rares, tellement rares qu’ils sont considérés comme singuliers. Presque comme s’il s’agissait de quelque chose d’anormal.

LA REGLE DE NOS DEVOIRS EST BIEN PLUS ETENDUE QUE CELLE DU DROIT. De la même façon qu’il n’y a pas besoin d’être croyant pour être honnête, il n’y a pas besoin d’être civique pour être bon. Mais c’est seulement ces autres qui ont conscience d’une telle règle qui n’a pas à être dictée tellement elle est humaine. Sénèque devait se sentir bien seul au moment où il écrivait cela. Quel réconfort alors cette parole de Mère Thérésa : ce que je fais est une goutte dans l’océan, mais si cette goutte n’était pas là elle manquerait à l’océan. Un proverbe dit qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné. Combien il semble pertinent en pensant à ce maitre de l’horreur que fut le précepteur de Néron. Car ce dernier tenait plus de Caligula que de Sénèque qu’il condamna au suicide. C’est dans ce cadre qu’il faut lire les mots suivants :

IL EST D’UNE GRANDE AME DE MEPRISER L’INJURE. LA VENGEANCE LA PLUS ACCABLANTE POUR L’AGRESSEUR, EST DE NE PAS PARAITRE DIGNE DE PROVOQUER LA VENGEANCE. Le Mahatma est sans doute le titre le plus authentique qui aurait pu lui convenir. Néanmoins il ne faut pas confondre mépris et laxisme. Il n’y a qu’à voir où cela a mené les ” démocraties” : d’abord la guerre d’Espagne et l’Anschluss, puis la guerre européenne, et enfin la deuxième guerre mondiale. Sénèque a succombé à Néron car il n’avait que le savoir -pouvoir potentiel et non pouvoir. Alors que dans le laxisme politique c’est le pouvoir nilpotent. Pour éviter d’agir l’on nous parle de la nécessité du dialogue diplomatique. C’est non seulement de l’hypocrisie mais c’est aussi oublier que Socrate, le père de la philosophie, le maitre du dialogue, a participé comme hoplite à des campagnes dont l’expédition de Potidée et que sous le gouvernement des Trente il a refusé d’arréter un démocrate! Mais revenons à l’étude par Sénèque du comportement socratique.

CHEZ SOCRATE, C’ETAIT UN SYMPTOME DE COLERE, DE BAISSER LA VOIX, D’ETRE SOBRE DE PAROLES, ON VOYAIT ALORS QU’IL SE FAISAIT VIOLENCE A LUI-MEME. AUSSI SES AMIS LE DEVINAIENT ET LE REPRENAIENT, ET CES REPROCHES, POUR UNE COLERE MEME CACHEE, NE LE BLESSAIENT PAS. Une caractéristique de plus qui rend cet homme exceptionnel, et digne d’être un modèle pour Sénèque. D’ailleurs ce dernier s’en sert dans un cadre plus politique que philosophique car il ne compare plus deux argumentations théoriques, mais celle d’un homme avec l’opinion publique : IL EST INCONTESTABLE QUE L’HOMME QUI DEDAIGNE CEUX QUI L’ATTAQUENT, SORT DE LA FOULE, ET PREND POSITION AU DESSUS D’ELLE : C’EST LE PROPRE DE LA VRAIE GRANDEUR DE NE PAS SE SENTIR FRAPPE. Il serait bien difficile de trouver un seul homme politique capable de cela. Comment pourrait-il dans un système qui est d’une sensibilité extrême à l’égard des sondages auquels est sensible la foule elle-même. D’autant plus qu’il est facile d’imaginer que ces sondages sont les résultats directs de la fabrication d’un consensus comme dirait Noam Chomsky. Qui est capable de faire abstraction de l’opinion publique dans son comportement? Et cette opinion publique est-elle capable d’obtenir des informations impartiales? D’ailleurs les gens rejettent le constat de cet échec sur la société, alors qu’ils ne font rien pour la changer. Ils se contentent du médiocre manichéisme distillé avec un insupportable machiavélisme par les classes dirigeantes. Étymologiquement parlant le mot politique c’est ce qui est commun, vulgaire. Aussi il faut bien l’admettre il s’agit là d’une remarquable constance sémantique. La raison en est sans doute le fait qu’en politique il n’y a pas vraiment de discussions : les gens naviguent de dogme en dogme.

L’HOMME DE BIEN EST HEUREUX D’ETRE REPRIS. TOUT MECHANT SOUFFRE IMPATIEMMENT UN CENSEUR. Cette fois c’est clair, comment un homme politique qui ne cesse de penser à son image pourrait accépter d’être repris par quelqu’un? Imaginez de plus que ce quelqu’un soit un intellectuel et alors cet hypothétique débat d’idées devient un horizon cosmologique.

Beaucoup de gens croient que l’homme est un animal qui n’hiberne pas. Il est clair que cela est faux. Certaines personnes se flattent de faire dormir les gens, et la majorité de ces gens sont heureux de dormir. Pire ceux qui désirent éveiller les autres, sont soit critiqués, soit assassinés.

NON, NOUS N’AVONS PAS TROP PEU DE TEMPS, MAIS NOUS EN PERDONS BEAUCOUP. Cette expression a le mérite d’être claire et sobre. Mais elle n’est rien devant la perspicacité de la suivante :

HOMMES, VOUS VIVEZ COMME SI VOUS DEVIEZ VIVRE TOUJOURS : JAMAIS IL NE VOUS SOUVIENT DE VOTRE FRAGILITE; VOUS NE REMARQUEZ PAS COMBIEN DE TEMPS A DEJA PASSE. VOUS LE PERDEZ COMME S’IL Y AVAIT PLENITUDE, SURABONDANCE ; TANDIS QUE LE JOUR MEME, QUE VOUS SACRIFIEZ A UN HOMME, A UNE CHOSE, SERA PEUT-ETRE LE DERNIER. De par leur conscience ces paroles sont tout simplement formidables. C’est la mise en valeur de la suprématie de la qualité sur la quantité. Une fois cela assimilé l’on peut agir sur tous les fronts de la pensée : devenir une machine parallèle capable de comprendre et d’interconnecter tous les domaines de son action. Et ce en sachant que chacun de nos actes doit être digne d’être le dernier. Ainsi il faut s’investir à fond, aller jusqu’au bout de ses idées. Carlo Michelstaedter disait que le droit de vivre ne se mérite qu’au prix d’une activité infinie.

LA VIE DU SAGE EST DONC FORT ETENDUE : ELLE N’EST PAS RENFERMEE DANS LES LIMITES ASSIGNEES. SEUL IL EST AFFRANCHI DES LOIS DU GENRE HUMAIN. Cette vie là est hyperétendue car elle dépasse la durée de la vie courante. Pour le voir il suffit de prendre quelqu’un comme Evariste Galois. Un jour j’ai entendu la phrase suivante : dans la vie d’un homme il n’y a que deux moments importants : la naissance et la mort, le reste c’est du remplissage. Seul le sage est exempt de cette règle, son impact sur l’humanité s’étend bien au delà de sa mort. Il n’y a qu’à voir Sénèque! Certains lui préfereront Jésus, mais peu importe le but est atteint.

C’EST POURQUOI, NOUS AUTRES STOICIENS, DANS LA HAUTEUR DE NOTRE PHILOSOPHIE, NOUS NE NOUS RENFERMONS PAS DANS LES MURS D’UNE CITE ; MAIS NOUS ENTRONS EN COMMUNICATION DANS LE MONDE ENTIER, ET NOUS ADOPTONS L’UNIVERS POUR NOTRE PATRIE, AFIN D’OUVRIR A LA VERTU UNE PLUS VASTE CARRIERE. Comment ne pas voir dans ces propos un modéle de pensée à suivre à notre époque de communication mondiale ” réseaunée “! D’ailleurs Michel Serres l’a tout à fait compris puisqu’il a écrit plusieurs livres sur le thème de la communication et même son dernier est sur celui du réseau. Car celui-ci permet le rapprochement intellectuel indépendamment de la géographie, c’est pour cette raison que l’on peut parler de noosphére. Et c’est une véritable révolution car il s’agit ni plus ni moins de concrétiser le rêve de tout homme pensant à savoir communiquer avec le monde. Parce que encore maintenant nos relations humaines et même intellectuelles sont très dépendantes de la proximité sociale et linguistique.

IL FAUT EGALEMENT BIEN CHOISIR LES HOMMES, VOIR S’ILS SONT DIGNES QUE NOUS LEUR CONSACRIONS UNE PARTIE DE NOTRE VIE, OU SI LA PERTE DE NOTRE TEMPS DOIT LEUR PROFITER. Cette idée est un concept auquel il faut recourir dans la vie quotidienne, et en particulier dans les associations et la recherche. Mais à présent je pense que le véritable problème est de savoir si l’humanité est digne que nous lui consacrions une partie de notre vie. Pour ma part j’affirme que c’est le cas. Et qu’il faut donc poursuivre les appproches humanistes. Il est nécessaire d’avoir une pensée globale. Cependant il ne faut pas être intransigeant avec tout le monde car les capacités de chacun sont très diverses.

LA CLEMENCE NE DOIT ETRE NI AVEUGLE, NI BANALE, NI RESTREINTE; CAR IL Y A AUTANT DE CRUAUTE A PARDONNER A TOUS, QU’A NE PARDONNER A PERSONNE. En somme il ne faut pas se contenter d’attendre il faut trancher, juger, exprimer sa pensée. La suspension d’un jugement n’est pas un signe de sagesse. Il faut vivre dangereusement et ne cesser de prendre des décisions irréversibles, la vie est faite de choix. Chaque carrefour, chaque rencontre nécessite un choix.

DE TOUS LES ANIMAUX LE PLUS INTRAITABLE EST L’HOMME; AUCUN N’A BESOIN D’ETRE CONDUIT AVEC PLUS D’ART, AUCUN N’EXIGE PLUS D’INDULGENCE. Devant la justesse de ce qui est dit, l’on est en droit de se demander combien de ” démocraties ” ont usé et abusé de ce fait pour manipuler les masses. Cette approche comportementaliste semble correcte en soi, seulement elle implique un effet pervers. C’est la connaissance du fait que l’homme soit manipulable -même si cela nécessite des moyens non triviaux comme la menace ou l’argent- incite les états ou structures analogues à monopoliser, du moins dans le domaine de la politique, cette manipulation à coup de sondages, de referendums… Le pire c’est que cela semble facile, pour s’en convaincre il n’y a qu’à voir dans le domaine commercial combien les gens sont sensibles. Ainsi sont créés des phénomènes de masses. Et l’expérience montre qu’il est beaucoup plus facile de controler la masse plutot que l’individu.

RIEN NE NOUS ENTRAINE DANS DE PLUS GRANDS MAUX, QUE DE NOUS REGLER SUR L’OPINION, EN CROYANT QUE LE MIEUX EST CE QUE LA FOULE APPLAUDIT. Dire que ce constat était déjà évident il y a 2000 ans. C’est un problème fondamental pour une démocratie car justement celle-ci se base sur la majorité, dont il faut toujours se méfier selon Eugéne Ionesco! En effet que vaut une démocratie si son électorat est manipulé? Plus pragmatique encore que vaut un vote si les électeurs sont ignorants? C’est pour cette raison qu’il faut instruire la population. Michel Serres a raison : si les hommes ne peuvent accédér au savoir, il faut que ce soit le savoir qui vienne à eux, et ce quelque soit le moyen. Mais il ne faut pas pour autant délaisser la recherche, car c’est elle qui nourrit l’enseignement.

En commentant un choix personnel de citations de Sénèque je n’ai pas voulu présenter son oeuvre qui certes mérite d’être lue, ni exhiber un nouveau surhomme, comme dirait Umberto Eco, qu’il faudrait diviniser. Non, Sénèque était plus que cela : c’était un homme, conscient de l’être et digne de l’être. Et c’est une parole de Socrate qu’il cite dans le dernier de ces cinq traités qui le qualifierait le mieux :

SUPPOSE-MOI VAINQUEUR DE TOUTES LES NATIONS; C’EST ALORS QUE JE PENSERAI ETRE HOMME, QUAND DE TOUS COTES JE SERAI SALUE DIEU.