Lumineuse et le Dragon

Nikos Lygeros

(Conte)

Traduit du grec par Anne-Marie Bras
Lumineuse et le Dragon – N. Lygeros

Personnages 
Narrateur  : Anne-Marie B.

Scènes 
Lumineuse et le Dragon
Les lettres de fer et le secret du dragon
La défense du dragon
Le rêve bleu

Lumineuse et le Dragon

Il était une fois une petite fille, si petite que personne ne lui prêtait attention. On l’appelait Lumineuse car dans l’obscurité la plus noire, ses cheveux étincelaient. Chaque soir avant de s’endormir, elle faisait sa prière pour les hommes. Elle ne voulait pas qu’on l’apprenne dans son village pour ne pas se faire rabrouer, se disait-elle en elle-même.

À cette époque un dragon passait dans son village. Il avait avec lui des lettres de fer pour ne jamais oublier sa patrie bien-aimée. Il avait entendu de nombreuses prières l’année de la catastrophe mais il ne pouvait aider tous les siens. La résistance était vaine mais ne s’éteignait pas et avec bec et ongles, il sauvait tous ceux qu’il pouvait. Quand les bêtes l’attrapèrent elles ne réussirent pas à le tuer car il n’avait pas encore vécu ses mille ans. Et ainsi, un jour, avec le soleil il s’évada.

Cette nuit-là, il entendit la prière de la petite Lumineuse. Il avait vu beaucoup de monde mais personne ne priait pour les autres. Alors il décida d’aller la voir dans son village. C’était facile car elle illuminait l’obscurité. Elle le regardait mais ne le voyait pas. Le dragon avait la couleur de l’invisible depuis qu’il avait quitté sa patrie.
Elle le sentait et elle cria :

– Qui est là?
– Celui qui a entendu ta prière
– Vous êtes un saint?
– Dans ma patrie les saints sont venus ensuite !
– Pourquoi je ne vous vois pas?
– Car il n’y a pas de raison.
– À quoi vous ressemblez?
– À quoi veux-tu que je ressemble?
– À un dragon!
– À un dragon ?
– C’est pour faire peur aux gens qui veulent faire du mal aux hommes…
– Tu ne veux pas que je ressemble à un homme?
– Non
– Mais pourquoi?
– Comment vas-tu nous protéger sinon?
-Tu as raison.
– Tu seras mon monstre.
– Comme on dit «mon homme».
– Exactement.
– Très bien, Lumineuse.
– Comment savez-vous mon nom?
– Je ne le sais pas, je le vois.
– Vous êtes bizarre.
– C’est gênant?
– Non, c’est mieux ainsi. Comme ça, personne d’autre ne vous voudra.
– Je serai ici pour toi
– Pourquoi tu transportes ces lettres de fer?

Le dragon commença à lui raconter ses aventures et la petite Lumineuse s’endormit. Elle était heureuse pour la première fois. Le dragon demeura debout près d’elle. Plus personne ne lui ferait du tort à présent. Il avait lui aussi, enfin, une lumière dans la nuit. La petite Lumineuse était seulement la bougie allumée d’un peuple inexistant qui attendait la prochaine histoire pour que le monde s’éveille. Les lettres de fer que tenait le dragon de Lumineuse l’écriraient.

Les lettres de fer et le secret du dragon

Lumineuse se réveilla avec le soleil et ne fit pas attention à l’absence du dragon. Elle le ressentait seulement quand elle en avait besoin. Elle fit les travaux de la maison pour montrer qu’elle était une grande mais personne ne le remarqua. Aussi elle retourna dans sa chambre et trouva les lettres de fer. Le dragon les lui avait laissées pour qu’elle n’oublie pas son histoire. Elle tenta de les soulever mais elles étaient trop lourdes. Le dragon disait qu’elles avaient le poids de la mémoire. Elle tenta de lire ce qui y était écrit mais ne le put pas. Elles étaient étranges comme le dragon. Alors elle se souvint de lui et l’appela.

– Dragon?
– Oui, Lumineuse.
– Où étais-tu?
– À côté de toi.
– Mais je ne te sentais pas.
– Parce que tu n’avais pas besoin de moi.
– Quand nous n’avons pas besoin des autres, nous ne les sentons pas?
– C’est ce qu’ils disent.
– Qui? Les hommes?
– Non, les autres.
– Et les lettres, que disent-elles?
– Le secret.
– Quel secret?

Le dragon ne répondit pas. Il prit les lettres de fer et commença à écrire. Lumineuse regardait les mouvements invisibles, tentait de comprendre sa pensée et entendait l’oeuvre du silence. Quand le dragon termina, le mur de sa chambre était couvert de marques. C’étaient les traces de l’histoire, le secret du dragon.

– Et comment vais-je les lire?
– Avec les doigts.
– Avec les doigts? Mais comment est-ce possible?
– L’essentiel est invisible pour les yeux.

Lumineuse mit ses mains sur le mur. Ainsi elle sentait les caresses du dragon. Ses yeux s’embuèrent de joie.

– Tu m’en écriras d’autres?
– Dès que tu auras fini.
– Je ne veux pas que ça se finisse.
– Alors j’écrirai au moment où tu liras, ainsi ça ne se finira jamais.
– Oui, c’est ainsi que tu feras.
– Je ferai ainsi.

De cette manière, Lumineuse en apprenait sur la lumière du noir et les dialogues oubliés. Personne d’autre ne savait leur secret. Même quand il fallait éteindre la lumière le soir, Lumineuse pouvait lire l’étrange écriture. Chaque jour Lumineuse lisait de plus en plus. Elle voulait savoir les choses oubliées. Elle voulait savoir les choses du futur. Les mille ans du dragon avaient mis en mémoire le monde des hommes. Et Lumineuse savait qu’elle n’était plus seule désormais. Dans le passé il y avait eu d’autres petites dans la solitude et il y en aurait d’autres dans le futur. Seulement maintenant il y avait aussi le dragon. Elle le regarda à nouveau dans l’obscurité au moment où il écrivait pour elle. À présent elle le voyait car elle savait son secret. Elle lui toucha pour la première fois la main qui levait les lettres de fer et commença à écrire avec le dragon de sa vie.

La défense du dragon

L’obscurité était retombée sur le village de Lumineuse. La demi-lune était différente cependant. Quelques ombres cherchaient des enfants. Elles voulaient éteindre la mémoire du futur et pour que plus personne n’écoute Grand-père, Grand-mère, elles emportaient les enfants. Elles avaient fait la même chose dans le pays du dragon mais cette fois il était prêt. Il prit Lumineuse dans ses bras, sans la réveiller et la mit sur ses épaules. Il regarda en face les ombres avec sa lumière. Dès qu’elles le virent, elles prirent peur et se rassemblèrent. Elles laissèrent les enfants qu’elles avaient pris pour affronter ensembles le dragon de la lumière. Toutes les ombres en devinrent une seule immense, mais le dragon demeura immobile. Elle commença à l’encercler et il sentit son poids sur lui. Mais dès qu’elle tenta d’attraper Lumineuse, le dragon s’envola au-dessus de l’ombre. Celle-ci perdit la tête car elle ne pouvait se soulever pour le frapper. Elle rampait par terre. Alors le dragon se jeta sur elle à la vitesse de la lumière et l’ombre se perdit. À cet instant Lumineuse se réveilla.

– Où sommes-nous?
– Dans ton rêve.
– Pourquoi?
– Car tu as pensé à moi.
– Je devais avoir besoin de toi alors…
– Il n’y a pas de raison.
– Il y avait aussi une ombre.
– Oui, mais elle est partie maintenant.
– C’est toi qui l’as éloignée?
– La lumière.
– Et les enfants?
– Les enfants dorment dans leurs maisons à présent.
– J’ai sommeil moi aussi.
– Je vais t’amener à la maison alors.
– Tu vas me mettre sur tes épaules?
– Non, cela c’est uniquement pour les rêves. Je te tiendrai par la main.
– Comme Grand-père?
– Oui, comme Grand-père.
– D’accord, alors. Tu me raconteras une histoire toi aussi?
– Pourquoi?
– C’est ainsi que fait Grand-père quand on marche.
– D’accord.

Ainsi ils avancèrent, le dragon et Lumineuse dans l’obscurité. Le dragon raconta l’histoire de la mer de pierres. Lumineuse l’interrompait pour lui demander des explications. Et ainsi elle en apprit à propos des enfants qui aiment la mer. Elle tenta de l’imaginer mais c’était difficile. Son village était dans les montagnes et elle ne l’avait jamais vue. Quand ils arrivèrent dans sa chambre :

– Tu m’amèneras moi aussi à la mer?
– Maintenant?
– Non, je veux d’abord en rêver.
– Tu dois d’abord dormir.
– Tu resteras auprès de moi?
– Toujours.
– Tu viendras toi aussi dans mon rêve?
– Seulement si tu as besoin de moi.
– J’ai besoin de toi.
– Alors tu rêveras de moi près de la mer.
– C’est ce que je veux.
– C’est ce qui se passera.

Ainsi s’endormit Lumineuse avec l’invisible et le bleu.

Le rêve bleu

– Pourquoi tant de bleu?
– Pour que tous les hommes en aient.
– C’est mieux ainsi. Moi aussi je veux un peu de bleu.

Lumineuse se penche et prend une poignée de mer mais quand elle ouvre les mains elle voit qu’elle n’est pas bleue.

– Que s’est-il passé?
– Le bleu c’est pour le partager avec les autres, non le garder pour soi.
– Pardon.
– Ce n’est pas grave, ce n’est ce que tu voulais faire.
– Pourquoi es-tu gentil avec moi, même quand je fais une erreur?
– Les erreurs ne sont pas mauvaises. Je sais que tu voulais le montrer à ta grand-mère.
– Comment le sais-tu?
– N’est-ce pas elle qui te raconte des histoires le soir?
– Oui, oui.
– Alors, tu sais ce que tu dois faire à présent.
– L’amener près de la mer ?
– C’est la seule manière pour qu’elle revoie le bleu.
– Comment le sais-tu qu’elle l’a vu?
– Elle n’a pas le même prénom que toi?
– Oui, j’ai pris le sien.
– Tu ne l’as pas pris.
– C’est comme le bleu.
– Exactement.

Lumineuse regarda de nouveau la mer. Elle comprit que sa grand-mère était venue au même endroit avec le dragon. C’était elle qui lui avait parlé pour la première fois du dragon, son conte préféré. C’était elle qui avait choisi qu’il soit un dragon. Et les contes de Grand-mère étaient l’histoire du dragon.

-Je veux me réveiller.
– Ouvre tes yeux.

Lumineuse se réveilla et tendit sa main.

– Tu es là?
– À côté de toi.
– C’est toi qui as aidé ma grand-mère?
– Oui.
– Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt?
– Qui croit aux contes?
– Mais ce n’est pas un conte, c’est ton histoire.
– Mon histoire n’existe plus. Ils l’ont effacée.
– Nous l’écrirons à nouveau.
– Qui la croira?
– Nous dirons que c’est un conte.
– C’est ce qu’a pensé ta grand-mère aussi.
– C’est pour cela qu’elle est devenue écrivain?
– Il n’y avait pas d’autre solution à cette époque.
– Et maintenant ?
– L’histoire te plait ?
– C’est ma grand-mère qui me l’a préparée.
– Seulement ainsi…
– Je pourrais écrire ton histoire?
– Oui.
– Comment as-tu supporté autant d’années sans histoire?
– Je t’attendais dans le mythe.
– C’est vrai?
– Je suis la mémoire du futur
– Je suis le futur de la mémoire.

Η Φωτεινή. La lumineuse Η Φωτεινή – Lumineuse – N. Lygeros

 

Sur les ondes : Radio Arménie, Décembre 2008.