5496 - Traduction du Troisième Devoir de la Préparation de l’Ascèse de N. Kazantzakis

N. Lygeros

               Troisième devoir
       

     L’esprit s’arrange. Il veut remplir de grandes œuvres sa prison, son crâne. Graver sur les murs des devises héroïques, dessiner sur ses chaînes, des ailes de liberté.

      Le cœur ne s’arrange pas. Des mains frappent du dehors de sa prison, elle entend des voix d’amour dans le vent ; et le cœur rempli d’espoir, répond en détachant les chaînes ; dans la foudre, il lui semble que les chaînes sont devenues des ailes.

      Mais rapidement le cœur tombe à nouveau ensanglanté, il a perdu encore l’espoir et la Grande Peur se saisit de lui.

      L’instant est propice, laisse derrière toi l’esprit et le cœur, marche devant, fais le troisième pas.

      Échappe à l’aisance simpliste de l’esprit qui met de l’ordre et qui espère soumettre les phénomènes. Echappe à la terreur du cœur qui recherche et espère trouver l’essence.

      Vainc la dernière, la plus grande tentation, l’espoir. C’est cela ton troisième devoir.

      Nous combattons car cela nous plait, nous chantons même s’il n’existe pas d’oreille pour nous entendre. Nous travaillons même s’il n’existe pas de chef, pour nous payer notre salaire lorsqu’il fait nuit. Nous ne travaillons pas pour autrui ; nous sommes les maîtres ; cette vigne de la Terre nous appartient, c’est notre sang, notre chair.

      Nous la creusons, la taillons, la ramassons, pressons son raisin, buvons le vin, chantons et pleurons, des visions et des idées montent dans notre tête.
À quelle saison de la vigne s’est arrêtée la loterie pour que tu travailles ? Au creusement ? Au ramassage ? À la fête ? Tout est un.

      Je creuse et je me réjouis de tout le cycle du raisin, je chante dans ma soif et mon labeur, ivre du vin de l’avenir.

      Je garde mon verre plein et je revis le labeur du grand-père et de l’arrière grand-mère. Et la sueur du travail coule à flot sur le haut front ivre.

      Je suis un sac plein de viande et d’os, sang, sueur, et larmes, désirs et visions.
Je roule un instant dans le vent, et je respire, mon cœur bat, mon esprit brille, et soudain, la terre s’entrouvre et je me perds.

      Dans mon éphémère échine deux courants éternels vont et viennent. Dans mes entrailles un homme et une femme s’embrassent. Ils s’aiment et se haïssent, ils luttent.

      L’homme crevé crie : “Je suis la flèche qui veut briser la chaîne, se libérer hors du rouet de la nécessité.

      « Dépasser la loi, broyer les corps, vaincre la mort. Je suis la Graine ! »

       Et une autre voix profonde et charmeuse, la féminine, répond sereine et certaine : “Je suis assise les jambes croisées sur la terre, je laisse mes racines profondément dans les tombes ; je reçois la graine immobile et la nourri. Je suis toute lait et nécessité.

      « Et je tarde de revenir en arrière, descendre sur l’animal, descendre plus bas, sur l’arbre, dans les racines et la terre, pour ne pas devenir folle ! »

« Je garde, j’enferme la respiration, je ne la laisse pas voler ; je hais la flamme qui monte. Je suis la Matrice. »

      J’entends leur deux voix ; elles sont miennes toutes les deux et je m’en réjouis, sans rejeter aucune. Mon cœur est une danse de cinq sens. Mon cœur est une contre-danse du refus des cinq sens.

      Des forces visibles et invisibles, innombrables se rejoignent et me suivent quand dans l’angoisse, je monte contre le courant tout puissant.

      Des forces visibles et invisibles, innombrables se réconfortent et sont sereines, lorsque, en descendant, je reviens en arrière dans la terre.

      Mon cœur s’épanche. Je ne demande pas le début et la fin du monde. Je suis son rythme terrible et je vais.

      Salue tout à chaque instant. Fixe lentement ton regard passivement sur toute chose et dis : Plus jamais.

      Regarde autour de toi : Tous ces corps que tu regardes vont pourrir. Il n’existe pas de salut.

      Les générations d’hommes montent de la terre et retombent à nouveau dans la terre.

      S’assoit, grandit, monte jusqu’au ciel, la vertu et la tentative de l’homme.

      Où allons-nous ? Ne demande pas ! Monte, descend. Il n’existe pas de commencement, il n’existe pas de fin. Il existe cet instant présent, plein d’amertume, plein de douceur et je me réjouis de tout.

      La vie est bonne, la mort est bonne, la Terre est ronde et stable, comme la poitrine d’une femme dans mes pauvres savates.

      Je me donne à tout. J’aime, je souffre, lutte. Le monde me semble plus grand à travers l’esprit, mon cœur est un obscur mystère tout puissant.

      Si tu peux, Âme relève-toi au dessus des vagues bruyantes et saisis de ton clin d’œil toute la mer. Garde bien tes freins pour qu’ils ne s’emballent pas. Et d’un seul coup plonge à nouveau dans le large pour poursuivre le combat.

      Notre corps est un navire, il flotte sur les eaux d’un bleu profond. Quel est notre but ? Sombrer !

      Car l’Atlantique est une chute, la Nouvelle Terre existe seulement dans le cœur de l’homme, et soudain, dans un tourbillon muet, tu sombreras dans la chute de la mort, toi et toute la galère du monde.

      Ton devoir, sereinement, sans espoir, avec générosité, mettre la proue vers l’abysse. Et dis : Rien n’existe !

      Il n’existe rien ! Ni vie, ni mort. Je regarde la matière et l’esprit comme deux fantômes amoureux inexistants qui se chassent, se rejoignent, engendrent et disparaissent, et je dis : « Voilà ce que je veux. »

      Je sais à présent ; je n’espère rien, je ne crains rien, je me suis libéré de l’esprit et du cœur, j’ai monté plus haut, je suis libre. Voilà ce que je veux. Je ne veux rien d’autre. Je voulais la liberté.