5492 - Traduction du Premier Devoir de la Préparation de l’Ascèse de Nikos Kazantzakis

N. Lygeros

La préparation
               Le premier devoir

Posément, clairement, je regarde le monde et dis : tout ce que je vois, entends, goûte, sens et touche, ce sont des créatures de mon esprit.

Le soleil monte, descend dans mon crâne. Dans l’une de mes tempes le soleil se lève, dans l’autre, il se couche.

Les astres luisent dans mon cerveau, les idées, les hommes et les animaux paissent dans ma tête d’un instant, les chansons et les pleurs emplissent les cochlées de mes oreilles et remuent un instant le vent ;

mon cerveau s’éteint, et tous, ciel et terre, disparaissent.

« Moi seul existe ! » crie l’esprit.

« Dans ma cave, mes cinq tisseuses travaillent, tissent, et défont le temps et l’espace, la joie et la peine, la matière et l’esprit.

« Tout s’écoule autour de moi tel un fleuve, danse, se remue, les visages tombent comme l’eau, le chaos mugit. »

« Mais moi, l’Esprit, patient, courageux, serein dans le vertige, je monte. Pour ne pas tomber et chuter, je place sur le vertige des signes, jette des ponts ; ouvre des voies, construis l’abysse.

« Lentement, avec labeur, je pense les phénomènes que j’engendre, les sépare convenablement, les assemble en lois et les attèle à mes lourds besoins quotidiens. »

« Je mets de l’ordre à l’anarchie, je donne un visage, mon visage, au chaos. »

« Je ne sais pas si derrière les phénomènes, vit et pense une essence secrète qui me soit supérieure. Je ne demande pas ; cela ne m’importe pas. J’engendre les phénomènes, je peins avec une multitude de couleurs vives un rideau géant devant l’abysse. Ne dis pas : « Déplace ce rideau, pour que je voie l’image ! » Le rideau, voilà l’image.

« Une œuvre humaine, temporaire, un enfant à moi, ce royaume. Mais il est stable, il n’existe pas d’autre stabilité, seulement dans mon territoire, je peux me tenir fertile, me réjouir et travailler. »

« Je suis le travailleur de l’abysse. Je suis le spectateur de l’abysse. Je suis la théorie et l’acte. Je suis la loi. En dehors de moi, rien n’existe. »

Sans insurrections vaines, vois et accepte les frontières de l’esprit humain, et au sein de ces frontières strictes, sans te plaindre, inlassablement travaille – voilà ton premier devoir.

Avec courage et dureté, établis sur le chaos pensé, l’aire de battage ronde et lumineuse de l’esprit, pour battre et séparer l’ivraie, tel un propriétaire, les univers.

Discerne clairement et accepte héroïquement ces vérités, amères, fécondes, humaines, chair de notre chair : a) L’esprit de l’homme ne peut saisir que des phénomènes, jamais l’essence ; b) et pas tous les phénomènes, seulement les phénomènes de la matière ; c) et encore moins : pas même ces phénomènes de la matière, seulement les raisonnements entre eux ; d) ces raisonnements ne sont pas réellement indépendants de l’homme ; ce sont aussi des créations de l’homme ; e) ce ne sont pas les seuls humainement possibles ; seulement les plus arrangeants pour ses besoins quotidiens et mentaux.

Dans ces frontières, l’esprit est le monarque absolu légal. Il n’existe aucun autre pouvoir dans ce royaume.

Je reconnais ces frontières, je les accepte avec patience, courage et amour, et me bats dans leur territoire avec aisance comme si j’étais libre.

Je soumets la matière, la force à devenir un bon conducteur de mon cerveau. Je me réjouis de la flore, de la faune, des hommes, des dieux comme mes enfants. Tout l’Univers je le sens niché sur moi et me suivant tel un corps.

À des moments terribles insoupçonnables, il brille en moi : « Tout cela est un jeu, dur et vain, sans commencement ni fin, dépourvu de sens. » Mais je m’attèle à nouveau rapidement sur la roue de la nécessité, et tout l’Univers recommence autour de moi sa révolution.

La discipline, voilà la vertu suprême. Seulement ainsi s’équilibre la force avec le désir, et grandit la tentation de l’homme.

Voilà comment avec clarté et dureté définir la toute puissance de l’esprit dans les phénomènes et l’incapacité de l’esprit en dehors des phénomènes – avant de te mouvoir pour la délivrance. Sinon tu ne pourras te libérer.