1056 - Lecture et connaissance

N. Lygeros

Un exemple caractéristique de ce que nous nommons dans cette note, schéma mental de la lecture-connaissance (anagnosis-gnosis) se trouve dans la première page du Procès de F. Kafka. Il s’agit d’une sorte de métadialogue comme nous l’avons mis en évidence avec l’exemple des Âmes Mortes de N. Gogol. Toutefois, ici nous avons une rupture de symétrie qui met en exergue le schéma mental considéré. Dans cet exemple, ni le héros, ni le lecteur n’a une totale connaissance de l’ensemble des paramètres qui constituent le récit. Joseph K. discute avec un inconnu et lui-même parle sur le pas de la porte avec un autre inconnu dont nous n’entendons, via le premier, que certaines de ses réponses aux interrogations justifiées de Joseph K. Cette manière de faire engendre une complexité dans le récit, et ce dernier ne peut plus être simplement linéaire. Il nécessite à cet endroit une lecture, si ce n’est parallèle, du moins multiple. Cette bifurcation de Kafka génère donc le schéma mental de la métaconnaissance que nous pouvons aussi interpréter comme un code imbriqué mais ouvert.

Dans le décodage du récit, nous devons tenir compte de ces bifurcations afin d’en saisir la profondeur. De plus, il est alors possible d’imaginer que ces bifurcations se rejoignent à des endroits inaccessibles du récit particulièrement lors d’une première lecture. Dans l’exemple du Procès de F. Kafka, il est évident que ce procédé permet d’engendrer le sentiment de l’existence d’un monde parallèle, ou encore mieux externe, dont nous n’avons connaissance qu’à travers quelques détails, même si ces derniers finissent par avoir des répercussions importantes dans l’univers visible du récit. La maîtrise de ce schéma mental permet à l’auteur de faire pénétrer son lectorat dans un univers plus complexe mais aussi plus puissant que la simple réalité du quotidien. Il existe bien sûr un attrait littéraire comme dans Le Horla, de G. de Maupassant, mais aussi sémiotique, comme dans le Pendule de Foucault, d’U. Eco.

Cependant, il ne faudrait pas se restreindre à le considérer comme une technique de science-fiction. Il s’agit notamment d’un schéma que nous retrouvons dans le discours philosophique aussi bien chez Platon et Voltaire que Leibniz et Wittgenstein. Cette fois non par volonté littéraire mais par nécessité cognitive. L’accès à la vérité ne pouvant être que partiel dans ces approches, il est nécessaire d’évoluer sur deux niveaux de lecture et d’exploiter l’isomorphisme de Sidis, mais dans le sens de la complexification et non de la réduction. Ce schéma mental de la lecture-connaissance permet donc d’aborder des problèmes plus profonds par principe, et c’est en ce sens que nous le qualifions d’outil cognitif, même s’il est impossible de ne pas lui accorder une propriété littéraire en raison des exemples que nous avons mentionnés initialement.